» Le temps nous est compté « 

Généticien, enseignant, conférencier, bien connu par ses nombreux livres, ses engagements auprès des plus démunis et ses talents de vulgarisateur, Albert Jacquard lance, à 83 ans, un nouvel avis de tempête. Le compte à rebours a-t-il commencé ? (Stock) est le titre de son dernier ouvrage où l’on retrouve, condensés en moins de 140 pages, tous ses domaines de prédilection : la science, l’économie, l’écologie, la démographie, l’éducation… Pour ce pourfendeur du gaspillage, du goût de la croissance et de la compétition acharnée, le constat est clair : la Terre dont nous disposons n’est plus à la mesure de nos exigences.  » Le pire n’est pas certain, mais nous devons nous hâter, estime-t-il. Il est urgent de changer nos habitudes pour édifier une société enfin lucide et solidaire. « 

L’état de la planète vous alarme. L’humanité serait en danger. Mais le titre de votre nouveau livre, Le compte à rebours a-t-il commencé ?, est à la forme interrogative. Pour vous, le pire n’est donc pas certain ?

C’est moi qui ai voulu ce point d’interrogation. Le suicide de l’humanité est possible, on le prépare de jour en jour, mais je crois que la partie n’est pas jouée. Je ne suis pas aussi pessimiste que mon ami Hubert Reeves, le célèbre astrophysicien canadien. Pour lui, notre espèce est menacée de disparition. Lors de conversations privées, je l’ai même entendu dire qu’il est déjà trop tard : à cause de l’accélération du réchauffement climatique et de la détérioration de l’environnement, la vie sur Terre continuera probablement, mais sans nous. Moi, je pense à mes petits-enfants. J’en ai huit, âgés de 12 à 25 ans, et une arrière-petite fille de 6 mois. J’espère encore qu’on leur laissera un monde viable et que les arsenaux nucléaires n’auront pas causé un suicide collectif.

La menace atomique semble pourtant moins inquiéter les peuples aujourd’hui qu’au temps de la guerre froide. Elle n’est même plus un thème de campagne électorale dans nos pays.

A tort. Ce n’est pas parce qu’on parle moins d’un danger qu’il a diminué. En 1945, il y avait trois bombes atomiques sur la planète. Aujourd’hui, il y en a des milliers dans les arsenaux américains, russes, chinois, britanniques, français, indiens, pakistanais, israéliens… Chez les Grecs de l’Antiquité, la foudre n’était soumise qu’à Zeus, dieu des dieux. Aujourd’hui, le moindre chef d’Etat, le moindre gourou animateur d’une secte terroriste peut menacer de destruction l’humanité entière. Il peut brandir les millions d’éclairs produits par ses propres installations nucléaires ou achetés chez ceux qui savent les fabriquer. Bien sûr, on peut espérer que les dirigeants des pays développés sont trop civilisés pour provoquer un désastre. Ils se connaissent, ont le sentiment d’appartenir à un même club de décideurs. La probabilité du suicide planétaire dépend donc surtout du comportement de pays et acteurs moins raisonnables.

Quels sont ces pays  » moins raisonnables  » ?

Il faudra bientôt faire face à un Iran nucléaire. De même, Israël serait tout à fait capable, à mon avis, d’appuyer sur le bouton pour sauver son territoire, au risque de provoquer une réaction en chaîne. Le bel équilibre actuel entre grandes puissances est surtout à la merci des  » Etats voyous « . Le mot est d’usage récent, nous ne l’avons pas entendu à l’école. Mais le concept est ancien. Je pense ici à l’usage de l’arbalète. Il a été autorisé par le concile de Latran en 1136 uniquement contre les non-chrétiens, désignés comme des individus indignes d’être protégés. Des membres de l’  » axe du mal « , dirait-on aujourd’hui.

Il ne s’agit plus désormais de l’arbalète, mais d’une arme d’une tout autre portée. Que pourrait-il arriver, selon vous ?

Je ne peux vous décrire un scénario réaliste pour ce xxie siècle. Si la catastrophe se produit, elle sera de toute façon bien pire que le fruit de notre imagination. Les moyens de communication sont tels que les secrets de fabrication des bombes nucléaires seront bientôt à la portée de tous les intéressés. Le risque est grand qu’un imbroglio politique provoqué par quelques Etats voyous ou par une erreur dans le maniement des fusées porteuses débouche un jour sur un désastre que personne n’aura voulu, mais que personne n’aura pu empêcher.

Le président russe Dmitri Medvedev veut réarmer la Russie face aux agissements de l’Otan dans sa sphère d’influence. Il compte augmenter la capacité de combat de ses forces stratégiques nucléaires. N’est-ce pas la preuve que les  » Etats voyous  » ne sont pas seuls en cause ?

Les pays les moins raisonnables ne sont, en effet, pas nécessairement les nouveaux venus du club nucléaire. Les anciens, qui sont aussi membres du Conseil de sécurité, ont montré dans le passé leur capacité d’inconscience : les Soviétiques ont installé des fusées à Cuba, les Américains des Pershing en Europe… Tout peut arriver, même en dehors d’un conflit. Début févier, un sous-marin à propulsion nucléaire français, Le Triomphant, est entré en collision avec un sous-marin britannique du même type, lui aussi lanceur d’engins. L’incident, que l’on nous présente comme rarissime, montre qu’on est à la merci d’une fausse man£uvre. Que ce serait-il passé si les compartiments à missiles nucléaires avaient été gravement endommagés ?

Pour autant, les armes de destruction massive ne sont pas conçues pour détruire l’adversaire, mais pour accroître chez lui la peur d’être détruit. Cette dissuasion nucléaire n’a-t-elle pas empêché le pire d’arriver ?

Cette capacité de provoquer la peur est devenue très relative. Dans le deuxième tome de ses mémoires, l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing reconnaît qu’un chef d’Etat français raisonnable n’osera jamais donner l’autorisation du tir nucléaire face à une menace si ce tir conduit à une destruction mutuelle assurée. Que reste-t-il, dès lors, de la dissuasion nucléaire ? Puisque l’armement nucléaire français ne sera finalement pas utilisé, il paraît bien inutile de lui consacrer encore des crédits. On devrait même le détruire. Mon pays ne pourrait, certes, plus se faire craindre, mais il retrouverait la capacité de se faire entendre. Il pourrait se présenter, sans hypocrisie, comme un artisan de paix. Moi-même, je dois avouer que si un nouvel Hitler se dressait quelque part sur notre planète nucléarisée, je serais prêt à le laisser agir plutôt que de déclencher une guerre qui risquerait de détruire l’humanité. Je ne suis pas fier de cette attitude, mais la priorité est d’assurer la poursuite de l’aventure humaine. Toute dictature a une fin. La mort, elle, est irréversible.

Vous dénoncez un possible anéantissement nucléaire et l’épuisement des ressources de la planète. Mais, aujourd’hui, c’est plutôt la crise économique qui mobilise toutes les attentions. Quel regard portez-vous sur le psychodrame financier mondial ?

Le terme de  » crise  » me semble inapproprié. Il caractérise généralement un épisode passager. Après la pluie vient le beau temps. Pas cette fois. Nous ne retrouverons pas l’état initial des rapports complexes entre les individus, la richesse qu’ils ont accumulée et la monnaie qui permet d’échanger cette richesse. Une transformation irréversible de ces rapports est en cours. Les biologistes parlent de  » mutation « . Ils désignent ainsi le moment où bifurque l’histoire d’un métabolisme. Les mésaventures des banques et des compagnies d’assurances sont sans doute liées au fait que la planète, qui pouvait jusqu’il y a peu être considérée comme infinie, est devenue bien petite en raison des nouveaux moyens de communication.

Le G20 s’est achevé à Londres avec cette décision des grands dirigeants du monde de débloquer plus de 1 000 milliards de dollars pour la relance de l’économie mondiale et les institutions financières. Que vous inspire cette mobilisation ?

Elle est nécessaire à court terme, mais nous conduit à la catastrophe à plus longue échéance. Ceux qui prêchent la croissance de la consommation dans les pays où les besoins vitaux sont déjà plus que satisfaits sont aussi néfastes que les dealers de drogue. Car la croissance est une drogue : elle fait du bien dans les premiers instants, mais nous tue ensuite. Les solutions proposées par les dirigeants de la planète pour répondre à la récession recourent systématiquement à un accroissement de l’activité, sans poser la question de la compatibilité de cet avenir avec les limitations imposées par la nature. Tout irait bien si nous disposions d’un univers accessible illimité. Or la part du cosmos mise à la disposition des humains est étroitement bornée.

Ne peut-on faire confiance à l’intelligence des scientifiques et à l’ingéniosité des ingénieurs pour trouver des solutions ?

Cette attitude repose plus sur un acte de foi que sur une analyse raisonnable des données. Les futurologues inspirés par les rêves de Jules Verne font fausse route : nous sommes assignés à résidence sur notre fragment de planète habitable. La désertion vers un ailleurs est impossible. Etre lucide, c’est adapter notre mode de vie aux contraintes naturelles. Donc, gérer collectivement et raisonnablement les richesses offertes par la planète. Les pays développés, soit 20 % de la population mondiale, consomment quatre cinquièmes du total de la production d’acier, d’énergie, de papier… Reste 20 % pour les pays  » en développement « . Le  » riche moyen  » consomme donc seize fois plus que le  » pauvre moyen  » !

Comment réduire cet écart, selon vous ?

En diminuant la consommation de ceux qui sont actuellement en situation de gâchis. Voyez les fêtes de fin d’année, Pâques qui arrive : c’est chaque fois un délire de consommation, poussé par la publicité sous toutes ses formes. Elle persuade chacun que son devoir est de participer à cette frénésie collective, que son bonheur en dépend. Les milliers de tonnes d’emballages que les éboueurs emportent donnent le spectacle de cette réussite en trompe-l’£il.

Il y a des habitudes qui ne peuvent être modifiées que très lentement. Comment inciter les consommateurs occidentaux à remettre en cause leur mode de vie ?

Par l’éducation des jeunes. Rassurons les lecteurs du Vif/L’Express : prôner la stabilité n’est pas faire l’apologie de la stagnation. Le développement de multiples activités est parfaitement possible, à condition qu’elles ne se heurtent pas aux contraintes naturelles. Heureusement, on retrouve dans cette catégorie les activités qui apportent le plus de satisfaction : la recherche, la création de la beauté, la lutte contre les maladies, l’éducation des nouvelles générations… Ceux qui, comme moi, osent s’attaquer à l’idéologie de la croissance sont qualifiés d’esprits chagrins, opposés au progrès, nostalgiques du bon vieux temps. En réalité, nous voulons impulser une dynamique, une évolution qui tienne compte des capacités de la planète. Ce n’est pas de l’idéologie, mais du réalisme.

Notre mode de vie ne devra-t-il pas forcément changer quand sera dépassée la cote d’alerte dans l’utilisation des ressources non renouvelables de la Terre : gaz, charbon, pétrole…

Elle est déjà dépassée ! Il est temps de nous satisfaire de la seule source inépuisable d’énergie à vue d’homme : le soleil. La durée de vie de cette centrale nucléaire s’exprime en milliards d’années ! La conscience des dangers qui nous guettent a progressé. Beaucoup de jeunes sont éc£urés par des réussites ressenties par eux comme des embrigadements, des mises aux normes. Les richesses de la Terre, domaine terriblement étroit, j’insiste, appartiennent à nos descendants, à mes petits-enfants, à mon arrière-petite-fille qui aura mon âge, 83 ans, à la fin de ce siècle. Cessons de détruire ces richesses, ce serait commette un vol à leur égard.

PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER ROGEAU

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