Le téléphone pleure

La vague de suicides qui frappe les salariés de l’opérateur français est devenue une affaire nationale. La direction veut enrayer la contagion. Il y a urgence.

Le désespoir au bout du fil. Le 8 septembre, au centre d’intervention de Troyes, alors que sa direction vient de lui annoncer que son poste est supprimé, sauf à accepter de travailler à une centaine de kilomètres de son lieu de travail actuel, un technicien de France Télécom se poignarde en pleine réunion de service. Le geste, d’une violence extrême, fait suite à trois drames qui se sont produits cet été, à Marseille, à Besançon et à Lannion : trois agents ont mis fin à leurs jours. Moins d’une semaine plus tard, le 11 septembre, une employée de 32 ans se jette par la fenêtre de son lieu de travail parisien. Loin de constituer des exceptions, ces nouveaux cas portent à 23, en dix-huit mois, le nombre de suicides de salariés, auxquels s’ajoutent une vingtaine de tentatives.

Est-ce bien de France Télécom dont on parle ? Cet ex-fleuron de l’industrie publique, à l’origine du Minitel, de la norme mobile GSM, et qui, jouant des coudes avec les plus gros opérateurs mondiaux, s’est imposé comme le leader de l’accès à Internet haut débit en Europe ? Pour la première fois, l’émotion a dépassé le siège situé dans le sud de Paris, pour devenir un enjeu politique, avec, en l’espace d’un week-end, l’intervention du ministre français du Travail, Xavier Darcos, qui s’est déclaré  » préoccupé  » et a convoqué le PDG du groupe, Didier Lombard, une ministre de l’Economie, Christine Lagarde, demandant la tenue d’un  » conseil d’administration en urgence  » ou encore un Eric Woerth, ministre du Budget, appelant la direction à prendre cette situation  » très, très au sérieux « . Bref, il n’a pas fallu longtemps pour que Nicolas Sarkozy envoie son infanterie, afin de tenter de ramener la paix dans cette entreprise dont l’Etat reste toujours l’actionnaire principal.

60 % de l’effectif encore fonctionnaire

Pour autant, il est fort à parier qu’aucun ne remettra en question les changements menés au pas de charge par l’ex-Direction générale des télécommunications, qui, depuis sa transformation en entreprise en 1996, est passée, en France, de 160 000 à 100 000 salariés. Si aucun abonné ne se plaint des bénéfices de la dérégulation (grâce à elle, il est possible d’appeler sans frais à l’autre bout du monde, en échange d’un abonnement  » triple play « ), c’est la façon dont a été conduite l’ouverture à la concurrence qui concentre toutes les critiques.

Principales victimes, les fonctionnaires, qui, même s’il n’existe plus d’embauche sous ce statut depuis treize ans, représentent toujours 60 % de l’effectif en France. Recrutés pour la plupart sur concours de 1975 à 1985, ils ont accepté un poste souvent moins rémunéré que dans le privé, mais ô combien plus prestigieux : à l’époque, il s’agissait d’installer un téléphone chez M. Tout-le-monde. Pour cela, ils devaient déployer des fils de cuivre dans le cadre du fameux plan Delta LP, pour  » élargissement des lignes personnelles « . Le rêve au bout du fil, donc.  » De véritables héros « , reconnaît Olivier Barberot, le DRH du groupe, qui obtenaient, en échange de leur engagement au service du public, la sécurité de l’emploi.

Ce sont eux qui ont vu leur métier changer de la manière la plus brutale. Ces trois dernières années, l’entreprise a procédé à quelque 10 000 mobilités professionnelles. Ici, c’est un ingénieur à qui l’on demande de vendre des mobiles, en réduisant sa rémunération fixe (le solde sera obtenu à condition d’atteindre des objectifs réestimés chaque semestre), là, un technicien muté dans un centre d’appels à 50 kilomètres de son domicile. Les managers sont aussi concernés, à travers le programme  » Time to move « , qui les encourage à bouger tous les trois ans et oblige du coup leurs équipes à s’adapter à une nouvelle hiérarchie.

Bel et bien révolue en effet, rappelle Ivan du Roy, auteur d’ Orange stressé(1), l’époque où le sigle  » PTT  » était caricaturé en  » petit travail tranquille « à L’acronyme à la mode, inventé par la Confédération générale des cadres (CGC), est désormais le  » 5 M « , pour  » management par le stress, mobilités forcées, mouvement perpétuel, mise au placard, mise à la retraite « .

S’ils ne sont pas intéressés par la mobilité proposée, les récalcitrants peuvent créer leur propre entreprise. Ou bien rejoindre la fonction publique territoriale, mais il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. La plupart sont incités à prendre leur retraite. Dans la ligne de mire : les mères de trois enfants qui ont travaillé quinze ans, ou bien encore les chefs de centre de construction des lignes, qui ont le droit de partir dès 55 ans. Officiellement, la direction se refuse à tout licenciement sec, même si les objectifs de réduction d’effectifs peuvent être clairement affichés. Ainsi, le plan NExT (pour Nouvelle Expérience des Télécommunications), annoncé en 2005, prévoyait le départ de 22 000 personnes de 2006 à 2009. Une mission accomplie sans faillir.

Cet impératif de réduction de la voilure est devenu crucial à mesure que l’entreprise, cédant parfois aux sirènes d’une mondialisation enivrante, a procédé à quelques investissements dispendieux. Ce fut le cas lors de l’acquisition de l’opérateur britannique Orange (dont le nom remplace peu à peu celui de France Télécom), payé pour moitié en cash en 2000, transaction qui a propulsé France Télécom au rang d’entreprise la plus endettée du monde. Aujourd’hui, les comptes sont au beau fixe, même si la chasse aux coûts se poursuit. Les frais des salariés sont ainsi scrutés à la loupe – une note récente restreint le recours à l’avion pour les déplacements nécessitant plus de quatre heures en train, contre trois auparavant. Certains craquent, à l’instar de ce cadre de 55 ans, qui confesse avoir été victime d’un burn out :  » Je voulais tout faire, et bien faire, j’ai commencé à ne plus dormir, et je me suis pris les pieds dans le tapis.  »

La principale erreur de France Télécom ? Malgré un ambitieux plan de formation, la direction n’a peut-être pas mesuré suffisamment tôt la progression du malaise. C’est peu de dire qu’elle n’avait pas vu d’un bon £il la création par deux syndicats (CGC et SUD) d’un observatoire du stress il y a deux ans. Pourtant, les signaux d’alarme ne manquaient pas, telles ces démissions en cascade des médecins du travail, fatigués d’envoyer des salariés en congé maladie longue durée. Aujourd’hui, le ton a changé. Dans Le Journal du dimanche du 13 septembre, Olivier Barberot, reconnaît être  » effondré  » par le dernier suicide.

Possibilité de s’adresser à son supérieur

Mieux vaut tard que jamais. Sonnée, la direction a fait appel à Eric Albert, le fondateur de l’Institut français d’action sur le stress, une sommité sur le sujet, pour orchestrer une négociation avec les partenaires sociaux. Un audit national sur le modèle de celui lancé par Renault en 2007 sera en outre commandé à un cabinet externe. Egalement au programme, le recrutement de 100 responsables des ressources humaines de proximité et, confie Pierre-Louis Wenes, directeur exécutif pour la France,  » la possibilité pour les salariés de s’adresser à tout moment à leur supérieur « . Enfin, les mobilités sont suspendues jusqu’au 31 octobre prochain. Est-ce la fin des réorganisations ? Un  » scénario inenvisageable, ou alors la concurrence doit être gelée et la technologie cesser d’évoluer « , déclare Olivier Barberot.  » Si l’on devait créer une entreprise comme France Télécom aujourd’hui, elle emploierait 30 % de salariés en moins « , explique un responsable régional. Le groupe n’a pas fini de panser des plaies.

(1) Orange stressé. La Découverte (sortie prévue le 1er octobre).

Guillaume Grallet

le programme « Time to move » incite les managers À bouger tous les trois ans

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