Le sourire de l’icône

Mohammed Dib est capable de tout. Entendez par là que, depuis plus d’un demi-siècle, ce jeune octogénaire arpente de long en large et avec la même inspiration visionnaire et tenace tous les domaines littéraires, à la recherche d’une humanité dont l’énigme se multiplie à mesure que son exploration s’approfondit. Ce poète subtil, ce romancier très diversement qualifié se rit des genres et des étiquettes comme de la loi des bonnes formes, déboule dans le fantastique quand on célèbre son « réalisme », bouscule la langue avec une maîtrise allègre – mais toujours en amoureux – quand on invoque un certain « classicisme », ou se réclame hautement de l’esprit de liberté quand on s’attarde sur son « engagement ». Comme son oeuvre l’atteste, le seul, le grand engagement de Dib, c’est l’homme et c’est la vie. Et c’est bien à la race peu prolifique des écrivains vivants qu’il appartient. Quitte à déconcerter durement les aficionados de la taxidermie.

Comme un bruit d’abeilles n’est ni vraiment un roman ni vraiment un recueil de nouvelles autonomes, c’est une sorte de continuum syncopé, l’écho bourdonnant d’une humanité soudain surprise dans des gros plans révélateurs de son époque. Avec, pour rythmer le tout, un récit fragmenté où un vieil homme accroche sa rêverie mélancolique au sourire d’une vieille icône ramassée dans une décharge et qui pourrait être comme l’image des regrets d’un monde cassé ou, malgré tout, d’un fond d’espérance en celui à venir. Il n’est pas indifférent que cet homme, un savant russe, ait connu un pénible exil de quinze ans sous le régime communiste. Et que ce soit sa propre femme, autrefois tellement aimée et dont il partage à nouveau la vie tant bien que mal, qui l’ait dénoncé au Parti lorsqu’elle en était une militante convaincue. Dib, héritier de deux cultures et naguère exilé de son Algérie natale n’a-t-il pas lui-même connu, sur un autre plan, cette douleur de l’amour trahi, d’ailleurs plus génératrice de réflexions en profondeur que de stérile amertume?

Tandis que le vieux Russe s’abandonne à sa mémoire et à son désarroi, l’époque poursuit son cours inexorable avec son lot d’interrogations et sa charge d’errement, de cruauté et de fatalité. Ici, c’est un avocat confronté à la vision réelle, relayée par le cauchemar, d’une femme musulmane (dans quel pays de persécution?) en quête d’un fils disparu et elle-même perdue d’identité suite à cette disparition.

Changement de décor: avec Prague qui n’est pas pour rien la ville de Kafka et celle aussi du ghetto et du Golem, cette sorte d’androïde d’argile que les rabins kabbalistes avaient le pouvoir d’animer et qui se livrait à des actions équivoques et incontrôlées. Un journaliste croit retrouver dans la capitale tchèque une jeune femme qu’il a connue autrefois, mais celle-ci porte un autre nom et ne semble le reconnaître qu’à travers un inconscient mystérieux. Même chose pour une prostituée, elle aussi, copie conforme des deux autres, chacune étant « miroir et reflet de l’autre ».Il n’est pas question dans ce récit fantastique des puissances du Verbe kabbalistique, mais bien de génétique et d’une secrète entreprise de clonage pour pallier la baisse progressive du taux et du pouvoir fécondant des spermatozoïdes. « Il ne sortira des éprouvettes – énonce un des savants piégés par ce complot – en toute impunité qu’une dépersonnalisation élargie à la terre entière, et la perte du modèle humain dans la redondance, son extinction dans un fractionnement infini. » Si l’on s’étend un peu sur ce récit-là, c’est que, sous ses emprunts à la science-fiction – et si forte que soit le danger de voir un jour la science pourfendre la fiction -, c’est une autre frayeur que l’on appréhende, et celle-là plus proche et plus pressante encore: celle du clonage mental et d’une dépersonnalisation conçue dans les éprouvettes d’une mondialisation tyrannique et cupide, à faux masque d’humanisme. C’est qu’à travers l’immense fragilité de l’homme, ce que Dib reconnaît, célèbre et rêve de préserver ressemble assez au « roseau pensant » pascalien. Mais un roseau que les doutes fortifient et que les certitudes détruisent. Pour lui, vivre dignement c’est s’interroger et c’est bien ce qui ressort aussi d’un récit comme Le Prophète où l’écriture épouse avec une rage flibustière la violence de jeunes de banlieue pour suggérer en même temps tout ce que les répliques peuvent avoir d’inadéquat et de négatif. Quelle est la bonne réponse? Celle qui ne ressortit pas à une théorie vaine et pleine de benoîtes intentions… Mohammed Dib n’a pas, pense-t-on, la prétention de la détenir. Au moins invite-t-il à croire, par défaut, que c’est sur les schémas de base qu’il est convenable de réfléchir, alors que l’on s’en remet plus volontiers à la peur pour justifier « dans l’urgence » des réponses forcément mauvaises. Et si on l’entend bien, une réalité simple et étendue à de plus larges domaines, devrait toujours orienter cette nécessaire réflexion: à savoir que personne ne naît avec une batte de base-ball, un coupe-chou ou une kalachnikov dans les mains.

Ainsi, de récit en récit, ce sont des constats qui se succèdent: inquiétants, émus ou horrifiants. Avec la petite pousse de l’espoir (fragile comme, dans Karma, le petit figuier survivant dans l’oasis ensablée ou énigmatique comme le mince sourire de l’icône) et avec les frissons glacés de l’effroi face à ce dont l’homme est plus capable que coupable. Face à l’intolérance, à la bêtise, à la faiblesse et même à la cruauté parce que – pour rappeler cette profession de foi émise par Buñuel – c’est parce que l’homme est mauvais qu’il force à la compassion.

Cela dit, en plus d’une invitation à penser, c’est toujours une leçon de style que Mohammed Dib poursuit avec ce livre où, une fois de plus, il allie, et parfois avec une verdeur des plus toniques, l’élégance de l’écriture à une modernité qui lui garde toute sa jeunesse sans la compromettre dans les snobismes de l’indigence ou de la vulgarité.

Comme un bruit d’abeilles, par Mohammed Dib. Albin Michel, 279 p.

DE GHISLAIN COTTON

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