Le sommet qui divise

Faut-il tenter de tourner la page caucasienne ou rester ferme alors que Moscou ne désarme pas ? Avant la rencontre de Nice, les Européens étaient partagés. Une fois de plus.

Les principes ou les intérêts ? Lors du sommet de Nice, le 14 novembre, l’Union européenne (UE) jouera sa crédibilité face à la Russie. Trois mois environ se sont écoulés depuis l’offensive militaire russe contre la Géorgie et la reconnaissance consécutive par Moscou des républiques séparatistes autoproclamées d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Le rôle de médiateur endossé par l’Union lors du conflit place aujourd’hui les Vingt-Sept face à un dilemme.

Certains Etats membres, à commencer par la France, présidente de l’Union jusqu’en décembre prochain, l’Allemagne et l’Italie, semblent impatients de tourner la page caucasienne. Principal fournisseur de gaz de l’UE (voir l’encadré page 62), la Russie est aussi son troisième partenaire commercial après les Etats-Unis et la Chine.

Malgré l’interdépendance, de profondes divergences séparent les deux entités. Aux yeux de l’Union, toute violation de la souveraineté de la Géorgie et de son intégrité territoriale est  » inacceptable « , a réaffirmé le mois dernier Benita Ferrero-Waldner, commissaire aux Relations extérieures. De même, ajoutait-elle, l’UE ne saurait partager la vision russe de la politique étrangère, en particulier le concept de  » sphères d’influence « , désormais brandi par Moscou pour imposer son hégémonie exclusive dans l’ex-espace soviétique.

Vulnérabilité aggravée,ambitions intactes

Dans les années 1990, nombre d’observateurs expliquaient qu’une Russie prospère s’intégrerait au monde occidental. C’est le contraire qui s’est produit. Ce pays, le plus grand du monde,  » a le sentiment d’exister s’il nous fait peur, et d’être ainsi sur la bonne voie « , constatait récemment Dominique Moïsi, conseiller spécial de l’Institut français des relations internationales. Pour preuve, l’intention déclarée de Dmitri Medvedev, chef de l’Etat russe, d’installer des missiles à Kaliningrad. La crise financière elle-même a, certes, révélé la vulnérabilité de l’économie russe, mais sans entamer les ambitions de Moscou.  » Un jour viendra où les Russes comprendront que le nationalisme ne règle pas tout, avance Marc Franco, chef de la délégation de la Commission européenne à Moscou. Nous n’avons sans doute que trop tendance à jouer les donneurs de leçons. Mais l’argument selon lequel la démocratie ne conviendrait pas à la Russie car elle est différente de l’Occident est faux : les Russes ne portent pas le totalitarisme dans leurs gènes.  » Cependant, pour qu’advienne l’Etat de droit,  » il faudrait que la société civile et la liberté de la presse soient respectées dans ce pays « . On est loin du compte. Le pouvoir russe se réfère à un modèle de puissance fondé sur la force militaire – qu’il combine à l’arme énergétique. En face, l’Europe et les instruments postmodernes de sa diplomatie, soft power par excellence, ne font pas le poids.  » L’UE cherche à « dépolitiser » la question de l’énergie pour la ramener à des logiques de marché « , souligne Marc Franco. Le seul problème, c’est que le pouvoir russe ne veut rien entendre, car il serait ainsi privé d’un levier stratégique.

A Moscou, nombre d’officiels font mine de ne pas comprendre comment fonctionne l’Union. Il est vrai que celle-ci,  » empire volontaire et coopératifà dédié à la liberté et à la démocratie  » – pour reprendre la définition du diplomate britannique Robert Cooper – est fort étrangère à leur culture politique.  » Ces derniers mois, depuis la guerre au Caucase, notre vision de l’UE a changé, estime Gleb Pavlovski, conseiller du Kremlin depuis douze ans. Avant, on la remarquait à peine. L’Otan semblait plus réelle. L’Europe, pour vous, c’est l’UE. Pour nous, c’est une civilisation dont la Russie fait partie, un ensemble uni qui a éclaté en 1914. Il existe un rêve russe de réunification. Il ne s’est pas réalisé après la chute du mur de Berlin, mais les convergences sont inévitables. « 

Un front du refus à l’Est contre Moscou

Lors du sommet européen de la mi-octobre, Nicolas Sarkozy, chef de l’Etat français, souhaitait obtenir un feu vert pour reprendre avec Moscou les négociations sur un futur partenariat, suspendues à la suite de l’invasion de la Géorgie. Il s’est heurté à un front du refus formé par les Etats baltes, la Pologne, la République tchèque, la Suède et le Royaume-Uni : pas question d’entamer la moindre discussion tant que la Russie n’aura pas retiré ses troupes sur les lignes antérieures au conflit et ramené ses effectifs à ce qu’ils étaient auparavant – 500 en Ossétie du Sud et 2 500 en Abkhazie, au lieu de 8 000 aujourd’hui. Par ailleurs, ces Etats exigent le déploiement des observateurs européens à l’intérieur de ces régions séparatistes et non plus seulement sur le pourtour. Il y a peu, lors de visites à Londres, la chancelière allemande, Angela Merkel, puis Nicolas Sarkozy auraient amené le Premier ministre britannique, Gordon Brown, à plus de flexibilité. A Nice, la présidence française misera sur le pragmatisme pour remettre sur les rails les négociations avec Moscou. Arrivé à échéance en décembre 2007, l’ancien accord de coopération et de partenariat UE-Russie a été prolongé d’un an.  » Il sert de base juridique, souligne Marc Franco. Ses termes auraient grand besoin d’être réactualisés, car il a été élaboré en 1994. Cependant, encore faudrait-il savoir où nous allons avec la Russie et comment y parvenir. « 

Quoi qu’il en soit, tant que Moscou reste en marge de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le partenariat ne suffirait pas à pallier ce manque. Le politologue russe Gleb Pavlovski appelle de ses v£ux  » un grand accord de business avec l’Europe « , tout en déplorant que l’Union n’y soit  » pas prête « à En septembre dernier, aux Nations unies, Nicolas Sarkozy a évoqué un vaste  » espace économique commun  » qui unirait l’UE et la Russie. Il serait douteux que cette idée fasse l’unanimité parmi les Vingt-Sept.

Le Kremlin  » ne fléchira pas dans le Caucase « 

Pour l’heure, Paris aura fort à faire pour rallier les récalcitrants au partenariat, désormais menés par la Pologne et la Lituanie. Comble d’incertitude, le sommet UE-Russie du 14 novembre se déroulera quelques jours avant la reprise, à Genève, de la conférence internationale sur la Géorgie et ses régions séparatistes. A peine ouverte, le 15 octobre, elle avait été reportée pour cause de  » désaccords persistants  » avec Moscou.

Les Européens n’ont aucune garantie que la Russie se montrera cette fois plus conciliante. Au contraire. Le Kremlin vient d’avertir qu’il  » ne fléchira pas dans le Caucase « . Dans ces conditions, céder sur les principes reviendrait pour l’Union à capituler.

Sylvaine Pasquier

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