Le silence des moineaux

Pourquoi ont-ils disparu soudain ? Le déclin généralisé du plus connu des passereaux a plusieurs causes. Elles sont bien éloignées, souvent, des « explications » les plus courantes

« Le dernier que j’ai vu se faisait tuer par un geai sur ma pelouse. » « Voilà plus ou moins cinq ans que j’ai noté une diminution de la quantité de moineaux dans mon quartier, au pied de la basilique de Koekelberg. » « Mon épouse et moi avons remarqué ce phénomène depuis plusieurs mois déjà… »

A la Ligue royale belge pour la protection des oiseaux (LRBPO), le courrier n’arrête pas de tomber. « Et nous qui pensions que les gens vivaient à côté des piafs sans même les voir! » lâche son directeur, Hugues Fanal. Aussi rapide que massive, la mobilisation des Belges pour inventorier le moineau domestique et son cousin friquet, dont les effectifs ont drastiquement (et plutôt mystérieusement) régressé ces dernières années, n’en finit pas d’étonner les responsables de la Ligue. Pour la célébration de ses 80 ans d’existence, mais aussi en réponse à une urgence, l’ASBL lançait, début mars, une vaste opération de recensement de ces passereaux frondeurs, au gazouillis charmant mais de plus en plus rare. Passer domesticus (casquette grise sur col noir) et Passer montanus (caboche d’un beau brun chocolat) incarnent, en effet, dans nos régions, des espèces « communes »… qui risquent de ne plus le rester longtemps. Car, partout en Europe, depuis les années 1980, le nombre de moineaux a chuté de manière vertigineuse dans les centres urbains (98 % de recul en Grande-Bretagne, en 2001!). Dans le même temps, les zones agraires enregistraient une raréfaction de ces passereaux, tandis que les villages constataient, eux, pas ou peu de changement. « Qu’un oiseau aussi habitué à notre présence disparaisse, voilà un signe clair que nous ne pouvons ignorer. Notre environnement change, et les conséquences pourraient être graves, à terme, pour l’être humain », martèle Jenny De Laet, écologue du comportement à l’université de Gand.

Le moineau jouerait-il désormais le même rôle d’alerte que le canari, autrefois, dans les mines de charbon en présence de grisou ? Les Belges, en tout cas, n’ont pas ménagé leurs efforts. En quatre semaines d’enquête, plus de 1 500 amateurs de tout le pays ont promis de réaliser diverses observations – essentiellement le comptage des mâles piaillants et la description des sites de nidification. Un bon paquet de formulaires a déjà abouti à la Ligue. Constat réjouissant: de nombreux participants joignent spontanément à leur courrier des considérations personnelles. Tantôt érudites, tantôt poétiques : « Le pivert ricane dans le parc contigu à ma propriété, écrit un Tournaisien. Le pic épeiche et le grimpereau inspectent régulièrement l’écorce rude de mon pin sylvestre. Le roitelet est aussi un hôte courant de mes résineux. J’ajouterai à cette liste de visiteurs occasionnels le serin (qui a niché une année), le héron cendré et la poule d’eau (!) – mais que venait-elle faire dans un jardin fermé? »

Mourir ou partir

Pourtant, la joie de dépouiller une documentation si riche s’est peu à peu teintée d’amertume. Trop de lettres contiennent des conclusions hâtives: « Beaucoup de gens imputent le déclin des moineaux à la présence des pies et des corneilles. C’est tout à fait faux, affirme Fanal. Les corvidés ont toujours été prédateurs naturels de petits oiseaux, mais dans des proportions tout à fait normales. Ils ne sont pas responsables de l’actuelle disparition des moineaux. En outre, nous ressentons violemment l’antipathie du public à l’encontre des corvidés. C’est triste. Cela implique que nous devrons déployer davantage d’énergie pour éduquer les jeunes générations. » Car, pour Fanal, cette hostilité à l’égard, notamment des pies « voleuses » et « sournoises » découle de peurs ancestrales: celles des animaux nocturnes, à pelage ou plumage noirs, ou vivant dans les forêts. Encore très vivaces à la campagne, ces préjugés ciblent également les chauves-souris, les corbeaux, les chouettes. Mais le voisinage des corvidés est tout aussi mal perçu des citadins. « Il serait bon que les corneilles retournent dans les forêts et les campagnes, écrit une Bruxelloise en colère. Seulement voilà, les sacs-poubelle des villes leur apportent assez de crasses à manger, et elles s’inscrustent ( sic). »

Pourtant, une étude de l’Institut belge pour la gestion de l’environnement (IBGE) l’affirmait récemment: les populations de corvidés sont stables, depuis dix ans, dans la capitale (comme, sans doute, dans d’autres grandes villes). « Ces oiseaux vivent en bandes. Ils sont corpulents, donc plus visibles. D’où l’impression qu’ils nous envahissent », ajoute Fanal. Certes, leur mode de vie a changé. Lorsque la superficie de leur biotope d’origine (les forêts de feuillus) s’est restreinte au profit des forêts de persistants (les épicéas, qu’ils n’aiment pas), les corvidés ont été contraints de s’adapter. Mourir ou partir. En volatiles intelligents, ils ont découvert que nos cités regorgeaient de mets appétissants (des déchets végétaux, des insectes, des oeufs, des oisillons, des charognes), tout en maintenant à distance leurs prédateurs naturels. La voie était donc libre, pour autant qu’ils se gardent des nouveaux ennemis, les chats. Passereaux et corvidés partagent désormais la proximité de nos habitats. Or « les gens ne réalisent pas que, lorsqu’ils nourrissent des oiseaux dans leurs jardins, ils constituent des concentrations de proies. Ils ne supportent pas que « leurs » mésanges ou « leurs » moineaux servent, à leur tour, de pitance à d’autres oiseaux… ».

Devant tant d’animosité à l’égard d’espèces victimes seulement de mauvaise réputation, la Ligue a décidé de redresser le tir par davantage de pédagogie dans ses publications. Le mot est sans doute mal choisi: il arrive que des bénévoles soient appelés par des particuliers, pour venir enlever un épervier, cette « sale bête nuisible ». « Si nous n’obtempérons pas assez vite, déplore Fanal, on nous promet que son sort sera réglé par la carabine. » Rapaces et corvidés sont pourtant protégés par la loi. A Bruxelles, la destruction de ces derniers est absolument interdite. En Flandre et en Wallonie, des dérogations sont accordées, à la demande, par l’administration des Eaux et Forêts. Fanal estime le carnage inutile: « Il n’est pas nécessaire de tuer les pies et les corneilles, puisque ces oiseaux, par un système de régulation des naissances, s’adaptent parfaitement à la quantité de nourriture disponible. »

Revenons à nos moineaux. Comment expliquer que le plus familier des passereaux – les mésanges, les pinsons, les accenteurs mouchets, les merles, les grives se raréfient également – s’est progressivement effacé du paysage? Les spécialistes avancent plusieurs pistes. La première tient à la pénurie des ressources alimentaires. Les machines agricoles modernes laissent de moins en moins de restes après leur passage dans les champs. Les vieux greniers à grain ont fait place à des silos hermétiques. Surtout, la quantité d’insectes a diminué. Or c’est l’aliment exclusif des oisillons – les moineaux ne deviennent granivores qu’à l’âge adulte. L’usage des pesticides (antipucerons et antilimaces) dans les jardins, mais aussi la manie d’y planter des espèces à fleurs ou à fruits exotiques, qui n’intéressent nullement notre faune, pourraient expliquer cet « épuisement ». Comme la pollution: dans les villes, les feux rouges et les bouchons immobilisent les voitures, moteurs tournants. De l’éther et du benzène, deux produits toxiques ajoutés à l’essence sans plomb, se retrouvent en forte concentration dans l’atmosphère. Il est possible que ces composants influencent directement ou indirectement la santé des moineaux, notamment via les insectes pollués ingérés.

Crise du logement

Enfin, une troisième explication met en cause notre mode de vie « cocoon ». Le moindre trou dans nos habitations nous contrarie. Les sous-toitures sont grillagées, les fentes, immédiatement rebouchées. Les sites de nidification viennent donc à manquer. Sans compter les peurs irrationnelles, à nouveau: certains habitants craignent, à tort, que les moineaux introduisent sous les toits des matériaux inflammables, ou que les fientes sont nocives. « Finalement, les gens aiment les moineaux, conclut Fanal. Mais loin de chez eux. » La même constatation s’impose pour les hirondelles qui, bien qu’appréciées, subissent aussi de fréquentes destructions de nids (passibles de lourdes amendes) et un recul net de leurs effectifs. Pour aider la Ligue française de protection des oiseaux à dresser une cartographie des hirondelles, la LRBPO invite aussi le public belge à les recenser. Chez nous, les belles migratrices feront-elles encore le printemps?

Pour participer au recensement des moineaux et/ou des hirondelles, contactez la LRBPO, 43-45, rue de Veeweyde, à 1070 Bruxelles. www.protectiondesoiseaux.be

Valérie Colin

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