»Le sida a changé la recherche »

Au début des années 1980, une petite équipe de biologistes de l’Institut Pasteur isole un rétrovirus considéré comme le responsable d’une mystérieuse maladie touchant notamment les homosexuels. Vingt-cinq ans plus tard, Françoise Barré-Sinoussi, avec Luc Montagnier, vient d’être récompensée par le prix Nobel de médecine pour cette découverte, longtemps contestée par les Américains. Discrète, néanmoins très impliquée auprès des malades du sida, la chercheuse explique comment cette pandémie a changé le monde, mais aussi le travail des scientifiques.

Vous êtes la troisième femme Nobel en France depuis la création du prix,la première en médecineà Le milieu des chercheurs serait-il sexiste ?

E Les femmes ont depuis longtemps investi la science, mais elles sont d’abord restées confinées aux tâches subalternes. Il y a vingt ans, vous voyiez beaucoup de filles dans les laboratoires, mais très rarement parmi les professeurs ou directeurs de recherche. On assiste, depuis quelques années, à un équilibrage de la situation, et pas seulement dans le domaine scientifique. Même si cela prendra peut-être un peu plus de temps, je pense qu’on va voir bientôt la même chose chez les Nobel. En attendant, il faut noter qu’une Française, Marie Curie, est la seule femme au monde à avoir obtenu deux fois le prix, en physique en 1903 et en chimie en 1911.

La  » rencontre  » avec le virus du sida a déterminé toute votre carrière. Etait-ce un hasard ?

E Au début des années 1970, j’étais à la faculté, en licence, et je voulais faire de la recherche. Je me suis mise en quête d’un laboratoire prêt à m’accueillir en tant qu’étudiante, ce qui était très difficile, parce qu’à l’époque rien, dans les études universitaires, ne préparait aux réalités d’un labo de recherche. J’ai finalement obtenu l’accord de deux patrons, dont l’un était Jean-Claude Chermann, qui travaillait sur les rétrovirus à Pasteur. J’étais très attirée par le domaine du cancer, et l’on pensait alors que les rétrovirus jouaient un rôle important dans le déclenchement des tumeurs.

Qui vous a poussée vers la science ? Vos parents ?

E Je viens d’un milieu très modeste. Il n’y a aucun médecin ni chercheur dans ma famille. Ma mère ne travaillait pas, elle s’occupait du foyer, et mon père était métreur vérificateur dans le bâtiment. J’ai été élevée à Paris, dans une famille ordinaireà

Revenons au Nobel. Comment avez-vous appris la nouvelle ? Vous êtes-vous dit :  » Enfin, ça n’est pas trop tôt  » ?

E Loin de là. Je me trouvais au Cambodge, où je coordonne un des programmes de coopération de l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS). Nous étions en pleine réunion quand le téléphone a sonné. C’était une journaliste de France Inter, Danielle Messager, qui m’a demandé si j’étais au courant. Je ne l’étais pas et je ne m’attendais absolument pas à cette distinction. Ma première pensée a été pour mon mari, qui travaillait à France Inter. Il est décédé en février.

En mai 1983, quand vous avez publié votre article sur la découverte du virus dans l’hebdomadaire Science, avec Luc Montagnier et Jean-Claude Chermann, il y avait à peine une cinquantaine de malades en France, environ 250 aux Etats-Unis. Imaginiez-vous alors l’ampleur qu’allait prendre l’épidémie ?

E Personne n’en avait la moindre idée. Nous savions qu’il y avait une contamination par voie sanguine, et notre découverte paraissait importante dans la mesure où elle allait permettre un dépistage, mais sans plus. Nous soupçonnions également une infection par voie sexuelle, mais c’est beaucoup plus tard que l’on a pris la mesure de la contamination hétérosexuelle, notamment sur le continent africain. A l’époque, certains parlaient du sida comme de  » la maladie des 4 H  » : homosexuels, héroïnomanes, hémophiles et Haïtiens. Au début de l’épidémie, il y avait déjà un gros problème de stigmatisation de toutes ces populations, en particulier à l’égard des homosexuels, et qui persiste encore aujourd’hui.

Vous avez consacré toute votre carrière à la recherche sur le VIH, mais vous vous êtes aussi beaucoup impliquée auprès des malades. Ce n’est pas fréquent chez les chercheursà

E Il y a eu des moments critiques au cours de cette épidémie, où il était essentiel de faire passer des messages, notamment pour dénoncer la stigmatisation de certaines populations. Mais ce n’est pas tout. Le sida a changé notre façon de faire de la recherche. Il s’est en effet passé une chose exceptionnelle, presque inimaginable, avec cette maladie : pour la première fois dans l’histoire de la médecine, on a vu des patients s’imposer dans le champ thérapeutique et scientifique. J’ai vu arriver des séropositifs à l’Institut Pasteur, qui voulaient non pas voir un médecin, mais se faire expliquer ce qu’était ce virus et comment nous allions nous y prendre. Au début, nous étions plutôt décontenancés. Vous savez, quand on se retrouve devant des personnes en sursis et qu’on se dit que, s’il existe un jour un traitement, ils ne pourront probablement pas en bénéficier car le développement d’un médicament reste hypothétique et peut prendre des décennies, on se sent très malà Peu à peu, les associations ont pris en main la lutte contre l’épidémie. Aides a eu un rôle essentiel dans la visibilité du sida, Act Up a forcé des compagnies pharmaceutiques à baisser leurs prix, le Sidaction s’est imposé comme complément à l’ANRS. Les chercheurs et les cliniciens ont découvert un monde qu’ils ignoraient, mais, au bout de quelques années, ils ont compris l’enrichissement qu’ils pouvaient tirer de ce travail en réseau multidisciplinaire. Par leurs expériences et les liens qu’ils ont constitués, les malades ont acquis une expertise de la maladie presque aussi pointue que celle des scientifiques eux-mêmes. Certains sont même devenus de véritables chercheurs ! Cela nous a amenés à revoir complètement les orientations des programmes de rechercheà Ça n’est pas rien !

Selon les dernières estimations, 33 millions de personnes dans le monde vivent avec le virus. Elles étaient 39 millions en 2007.La maladie recule-t-elle ?

E Il faut être prudent car le nombre de personnes contaminées sur le continent africain avait été surestimé. Globalement, disons que l’épidémie stagne presque partout, mais augmente dans certaines régions comme l’Asie et l’Europe de l’Est. Les jeunes d’aujourd’hui sont nés avec le sida. Ils ont pris l’habitude de se protéger dès les premiers rapports sexuels, c’est devenu naturel pour eux, alors que cela ne l’était pas du tout à l’époque dite de la liberté sexuelle. Certains séropositifs continuent cependant d’avoir des rapports non protégés, de façon consciente et volontaire. D’un point de vue strictement rationnel, c’est de la folie. Il faut malgré tout faire preuve d’un peu de tolérance : ce n’est pas par l’invective et la stigmatisation qu’on peut changer les comportements.

Les trithérapies ont permis de maîtriser l’infection, mais le vaccin n’est toujours pas là.

E C’est vrai. Nous avons fait la grosse erreur de donner des dates, d’affirmer, très vite, trop vite :  » Dans dix ans au plus tard le vaccin sera là.  » Or rien n’est prévisible dans ce domaine, d’autant qu’un essai clinique prend beaucoup de temps, et que nous sommes face à un virus très particulier, qui s’attaque aux cellules de l’immunité. Aujourd’hui, il faut donc retourner aux fondamentaux de la recherche, répondre aux questions en suspens. Celle-ci par exemple : pourquoi un singe d’Afrique ne développe-t-il pas la maladie, alors qu’un singe d’Asie développe un sida similaire à celui de l’être humain ? Il faut travailler sur les mécanismes de protection et s’intéresser de près aux survivants de longue date, le petit groupe dit des  » contrôleurs du VIH  » : des patients infectés depuis plus de quinze ans et qui maîtrisent très bien le virus. Quels types de défenses ont-ils développés ? C’est de là que vont venir les stratégies de demain contre le virus.

Avec le scandale du sang contaminé, ce qui n’était à l’origine qu’un domaine restreint de recherche est soudain devenu un enjeu de société et de santé publique colossal. Comment avez-vous vécu cette période ?

E Très mal, même si j’ai suivi tout cela d’assez loin. Le plus insupportable, ce furent les réactions des personnes contaminées et, en particulier, leur perception du milieu de la recherche. On n’a pas assez mesuré, à cette époque, les conséquences de la médiatisation et de la politisation de cette affaire. Les patients ont perdu confiance dans le milieu scientifique et médical. J’ai entendu beaucoup de séropositifs me dire qu’ils n’allaient plus chez le médecin, qu’ils se faisaient traiter par des thérapies parallèles. Ils étaient dégoûtés.

L’Américain Robert Gallo, qui a longtemps revendiqué la découverte du virus, n’a pas été primé par le Nobel. Cette affaire, elle aussi, a fait couler beaucoup d’encreà

E De façon générale, je regrette beaucoup ce conflit et je ne souhaite pas revenir dessus. Il a d’ailleurs été officiellement résolu en 1987, après un accord entre les gouvernements américain et français. La publication de l’équipe de Gallo, en 1984, un an après la nôtre, a permis de faire reconnaître ce virus comme étant la cause du sida, ce qui était extrêmement important pour pouvoir lancer des actions de dépistage et de prévention. De ce point de vue, il a, lui aussi, contribué à l’avancement de la recherche.

Jean-Claude Chermann, qui avait cosigné avec vous et Luc Montagnier l’article de 1983, n’a pas été récompensé. Vous le regrettez ?

E Je ne ferai pas de commentaire sur la décision des Nobel. A titre personnel, je suis triste pour Jean-Claude, que je considère comme mon père spirituel. C’est lui qui m’a formée, qui m’a transmis sa passion pour la recherche quand j’ai commencé à travailler sous sa direction à l’Institut Pasteur. En outre, il se trouve que nous avons des relations personnelles extrêmement amicales depuis très longtemps. Disons que, à travers moi, un petit bout de cette distinction lui revient.

Que représente pour vous l’Institut Pasteur, où vous avez passé votre carrière, et qui fête en novembre ses 120 ans ?

E Une certaine indépendance, la capacité d’allier la recherche fondamentale à l’application, en passant par la recherche clinique et l’enseignement. La structure et les méthodes d’évaluation des institutions publiques classiques comme le CNRS * ou l’Inserm** ne sont pas très propices à l’innovation et à la créativité. Ici, nous avons la chance d’être une institution privée reconnue d’utilité publique, une fondation, ce qui permet de prendre un peu plus de risques. Avec le VIH, j’ai vraiment vu ce que voulait dire la vision pastorienne, centrée sur une pathologie qui touchait majoritairement les pays en voie de développement.

Les réformes de la recherche en cours, comme celle du CNRS, vous paraissent-elles aller dans le bon sens ?

E Je ne suis pas opposée aux réformes. Il faut faire bouger les choses. Le fait de constituer des instituts thématiques dont le rôle est de programmer les grands axes de recherche va plutôt dans la bonne direction. Ce qui m’inquiète, ce sont les moyens : je ne vois pas, dans ce qui est prévu, un financement propre de ces instituts. Il faudrait en fait prendre exemple sur l’Agence nationale de la recherche (établissement public français qui finance des projets de recherche privés et publics), qui, elle, dispose d’un budget autonome et dont le fonctionnement est cité en exemple dans les autres pays européens.

Après vingt-cinq ans de combat contre le VIH, y a-t-il encore des choses qui vous indignent ou vous mettent en colère ?

E La stigmatisation des malades, partout dans le monde. C’est terrible, mais aujourd’hui encore je m’entends dire parfois :  » Ah, vous travaillez sur cette maladie de pédés ?  » Je ne comprends pas pourquoi, vingt-cinq ans après le début de l’épidémie, on ne parvient toujours pas à enlever ce genre d’idées de la tête du grand public. Dans certains pays, là où les homosexuels, les prostituées et les toxicomanes sont les parias de la société, de tels propos ont eu – et ont encore – de graves conséquences : la prison, les violences, le manque de prise en charge.

* Centre national de la recherche scientifique

**Institut national de la santé et de la recherche médicale.

PROPOS RECUEILLIS PAR GILBERT CHARLES ET VINCENT OLIVIER

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