La Danse de noces, Jan Brueghel, vers 1600 (40,5 cm × 50,5 cm). © Bordeaux, musée des Beaux-Arts, inv. Bx E 103 - Mairie de Bordeaux, F. Deval

Le sens de la fête

A l’occasion du 450e anniversaire de la mort de Pieter Bruegel l’Ancien, le Musée de Flandre à Cassel signe une subtile exposition autour des kermesses et des ripailles. Le portait du maître s’y révèle en creux.

L a Noce villageoise est l’un des tableaux les plus célèbres de Pieter Bruegel l’Ancien (aux environs de Breda 1525/1530 – Bruxelles 1569). Peinte aux environs de 1567, cette huile sur bois a vite fait d’absorber l’oeil. Ce dernier se perd au milieu d’un foisonnement de détails, d’une sarabande qui n’est rien d’autre que la vie déroulée tout simplement devant nous. Pour peu que le regardeur ait un rien d’imagination, il se surprend à entendre le son criard de la cornemuse couvrant le bruit des pots en grès qui s’entrechoquent au- dessus des conversations alcoolisées. A l’extrémité droite de la composition, un personnage intrigue. Flanqué d’une épée et vêtu de noir, il détonne. En plus de sa mise élégante, sous la table, un chien de race semblant lui appartenir souligne une présence inhabituelle. Pourtant, assis sur une vulgaire bassine retournée, le hors-venu bien né s’est fondu dans le décor, oubliant un temps son rang pour figurer  » homme parmi les hommes « . Qui est-il ? Que fait-il au milieu des paysans ? Quelle est la nature de la conversation qu’il tient avec l’ecclésiaste lui faisant face ? Pourquoi deux minuscules dés, l’un sur un banc l’autre à terre, sont-ils disposés à côté de lui ? La vérité, c’est que l’on n’en sait rien, du moins avec certitude. Cruche fissurée, couronne de papier suspendue de travers, plumes disséminées çà et là…  » L’art de Bruegel semble truffé d’indices qui, décryptés les uns avec les autres, donneraient la clé du rébus « , explique Sandrine Vézilier-Dussart, conservatrice du Musée de Flandre à Cassel et commissaire de l’exposition Fêtes et kermesses au temps des Brueghel. En attendant de tout comprendre, il nous faut patienter en compagnie des questions et des hypothèses. Il en va de même pour la figure du peintre lui-même. A l’instar du personnage barbu évoqué plus haut,  » le mystère Bruegel demeure entier « , poursuit Sandrine Vézilier- Dussart. Volubile, l’intéressée développe :  » Le peu d’éléments fiables dont nous disposons sur la vie de l’artiste associé à la tentation récurrente de relever les signes à décoder dans toutes ses oeuvres ont contribué sans nul doute à nourrir le mythe Bruegel.  »

l’exposition contribue à dévoiler un peu plus la silhouette d’un homme plongé au coeur de son temps.

Pour pénétrer cette énigme, sur les 43 tableaux qu’on lui connaît, les historiens ne se sont principalement penchés jusqu’ici que sur les représentations énigmatiques du maître, qu’il s’agisse de Dulle Griet (1562), de certains paysages hivernaux ou encore des estampes à caractère moraliste. A l’exception de l’iconique Lutte de Carême et de Mardi Gras (1559), les compositions ayant inscrit la thématique festive en leur centre n’ont pas fait l’objet d’études à part entière.  » Sauf pour pointer la difficulté de localiser le marié d’une noce ou questionner les rondeurs trop généreuses pour être innocentes de l’épouse « , note Sandrine Vézilier-Dussart. Dommage et surtout anecdotique car, comme la curatrice en apporte la démonstration, ces oeuvres  » contiennent elles aussi une part du mystère de Bruegel  » et pas la moindre. Dans un banal mariage, une kermesse bruyante, se découvre en creux le portrait d’un peintre pour qui le  » naer het leven  » –  » d’après la vie  » – n’était pas qu’un simple artifice destiné à faire se délier les bourses des riches marchands ou des puissants de la Cour. Avec beaucoup de finesse, notamment en explorant l’iconographie qui précède le Flamand et celle qui fera son miel de ses apports, l’exposition contribue à dévoiler un peu plus la silhouette d’un homme plongé au coeur de son temps. Un homme qui regarde ses contemporains avec bienveillance et empathie.

En guise de mode d’emploi à une découverte sur place, on n’oubliera pas de noter que l’accrochage est un véritable tour de force à une époque où il est de plus en plus difficile de déplacer les toiles du maître, surtout si elles ont été réalisées à la détrempe. L’exposition de Cassel n’échappe pas à ce nouvel immobilisme. Ainsi de la Noce villageoise qui, au vu de son classement comme  » trésor national  » par le Kunsthistorisches Museum de Vienne, est désormais assignée à résidence. Sans compter que le très explicite La Danse de la mariée (1566), appartenant au Detroit Institute of Arts, a été quant à lui prêté à l’institution autrichienne qui se fait fort de proposer  » le meilleur de Bruegel  » en ses murs. Le coup s’avère rude lorsque l’on sait qu’il n’existe à ce jour que trois compositions peintes de fêtes villageoises dans le monde. Heureusement : en France, à défaut de pétrole, on fait valoir des idées. Intelligemment, deux de ces chefs-d’oeuvre – La Noce villageoise et La Danse de la mariée – sont présentés à la faveur d’une séquence filmée, aux contours ludiques, qui en explore les recoins et en révèle le génie. Pour le reste, ce sont des estampes signées de la main de Bruegel ou d’un graveur ayant opéré d’après une image du maître qui constituent le clou du spectacle. Sans oublier des oeuvres portant la patte d’Hans Bol, David II Teniers, Pieter Balten, Pieter Aertsen ou Jan Verbeeck.

Estampe de Lucas Van Doetichum, d'après La Kermesse de la Saint-Georges, de Pieter Bruegel l'Ancien, vers 1559 (33 cm × 53 cm).
Estampe de Lucas Van Doetichum, d’après La Kermesse de la Saint-Georges, de Pieter Bruegel l’Ancien, vers 1559 (33 cm × 53 cm).© Paris, Bibliothèque nationale de France, inv. ESTNUM-31450 Bibliothèque nationale de France

Humain, très humain

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la biographie du peintre flamand est lacunaire. On ignore tout à la fois son lieu exact de naissance et la date à laquelle il a vu le jour. Autre  » trou  » considérable dans la chronologie de son existence, il n’existe aucune trace d’une quelconque production entre 1550-1551, le moment de son entrée à la guilde des peintres de Saint-Luc à Anvers, et 1559, date attribuée à la Lutte de Carême et de Mardi Gras. Bien sûr, on sait qu’il se rend en Italie et qu’il  » avale  » littéralement les Alpes en croquant sur le vif tout ce qu’il voit… mais nulle trace d’une toile alors qu’il est officiellement  » maître « , voilà qui a de quoi pour le moins interpeller. Il reste qu’au sujet de sa personne, la source la plus proche que l’on a identifiée est Karel Van Mander (1548 – 1606), un auteur qui brosse le portrait de Bruegel l’Ancien dans son ouvrage de 1604 Het Schilder-boeck. Si l’on en croit Sandrine Vézilier-Dussart, son témoignage est à considérer avec des réserves. La spécialiste ne croit pas un seul instant à l’étiquette de  » campagnard  » accolée à un artiste ayant passé la plus grande partie de son existence dans les villes que sont Anvers ou Bruxelles. En revanche, une anecdote correspond davantage à ce que l’on peut deviner de l’intéressé.  » A eux deux, Franckert et Bruegel prenaient plaisir à aller aux kermesses et aux noces villageoises déguisés en paysans, offrant des cadeaux comme les autres convives et se disant de la famille de l’un des conjoints.  » Aurait-on affaire à un artiste masqué arpentant la campagne en compagnie de son ami et marchand ? Ce n’est pas à exclure, d’autant qu’il est précisé plus loin que  » le bonheur de Bruegel était d’étudier ces moeurs rustiques, ces ripailles, ces danses, ces amours champêtres.  » Ce goût de l’infiltration témoignant d’une nature encline à l’observation résonne dans la mesure où de tels personnages apparaissent au fil de son travail. On pense à cet homme, rêveur et les mains derrière le dos, qui regarde les couples parader dans La Danse de la mariée. Ou encore à ce spectateur, souriant et immobile, dans La Danse de noce, une estampe de Pieter van der Heyden (ca. 1530 – apr. 1572) réalisée à partir d’une création originelle de Bruegel.

Cette image d’un artiste parmi les paysans fait plus que séduire, elle convainc. Cela d’autant plus que le peintre amorce une vraie rupture en matière de représentation de la vie rurale. Avant lui, l’inspiration médiévale, telle qu’on a pu la voir chez Albrecht Dürer (1471 – 1528) ou Hans Sebald Beham (1500 – 1550), livre une version grotesque et satyrique du repas de noces ou de la fête paysanne.  » On sent que Bruegel est marqué par l’humanisme, tel que l’a conçu Erasme. A l’époque, 80 % des hommes vivaient dans les campagnes, il est donc logique qu’un homme qui s’intéresse à l’humanité les représente « , commente Sandrine Vézilier-Dussart. Le fait qu’il choisisse de les dépeindre dans les moments de liesse n’est pas innocent. L’historienne de l’art d’enchaîner :  » Bruegel sait combien ces moments festifs sont essentiels pour le peuple, c’est une question de survie, pour passer l’hiver à cette époque, il faut des exutoires.  » Comment interpréter autrement le fait qu’il nous donne à voir des villageois dansant au pied d’un gibet ( La Pie sur le gibet, 1568) ou que sur une estampe, La Kermesse de la Saint-Georges, réalisée d’après lui, figure l’inscription  » Laissez les paysans faire la fête  » ?

Ce parti-pris engagé et bienveillant explose littéralement en raison de l’art de la mise en scène du Flamand.  » Il y a chez lui une synthèse unique entre la composition et le sujet évoqué  » ajoute la commissaire. Tout contribue à offrir au spectateur une lisibilité imprenable du monde paysan, que ce soit à travers des vues de surplomb, un agencement spatial ciselé ou des détails triviaux qui, pour être parfaitement intégrés à la composition, ne frappent que le regardeur minutieux, ce qui évite ainsi de verser dans la caricature. L’intérêt de Fêtes et kermesses au temps des Brueghel réside également dans le fait que l’accrochage permet de mesurer la transmission des fondamentaux du legs esthétique du père à travers ses deux fils que sont Pieter Brueghel le Jeune (1564/1565 – 1636) et Jan Bruegel l’Ancien (1568 – 1625) qui, le détail est important, ont été initiés à l’art pictural par leur grand-mère maternelle, Marie de Bessemers, veuve de Pieter Coecke d’Alost (1502 – 1550). Si le premier  » trahit  » en quelque sorte son père en renouant avec le grotesque, notamment à travers l’usage de la  » trogne  » rustique, le second sublime le motif à l’extrême – à l’instar de sa Fête villageoise (1600) témoignant à la fois d’un miniaturiste virtuose et d’un coloriste hors pair.

Fêtes et kermesses au temps des Brueghel : au Musée de Flandre, à Cassel (Hauts-de-France), jusqu’au 14 juillet prochain. wwwmuseedeflandre.fr.

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