» Le roi doit en avoir marre « 

Un beau matin, le roi abandonne la reine et son palais de Laeken. Il fuit sur sa moto un trône qui le fatigue… La suite du livre de Joan Condijts ? Une histoire belge où le loufoque se mêle au burlesque.

Coauteur de livres-enquêtes sur GDF-Suez et sur la chute de Fortis, Joan Condijts rêvait depuis longtemps de tâter du genre romanesque. Il se jette à l’eau avec L’homme qui ne voulait plus être roi, paru chez Genèse Edition. Un ouvrage de pure imagination ? Pas tout à fait. Le journaliste, devenu l’an dernier, à 37 ans, rédacteur en chef du quotidien économique et financier L’Echo, s’inspire largement de faits et personnages réels. Florimont, son roi dépressif qui abdique par un matin d’été, a hérité de certains traits du père du roi Philippe. Plusieurs acteurs de cette comédie burlesque rappellent des figures politiques de notre histoire récente : le Flamand Yvan Lefin, Premier ministre d’une Belgique sans gouvernement effectif depuis quatre cents jours ; la vice-Première socialiste Arlette Bollewinkel, surnommée  » l’avocate  » par les bonzes de son parti ; l’extrémiste flamand Nolf De Kweker, président bedonnant d’un parti nationaliste aspirateur à voix ; le comte Louis van Londerzeel du Zoute, chef de cabinet de sa majesté…

Le Vif/L’Express : Votre roi met un terme à son règne. Qu’avez-vous pensé en juillet 2013, quand Albert II a décidé d’abdiquer ?

Joan Condijts : Le roman n’était pas terminé. Mon premier sentiment a été de réaliser que j’étais en train de rater une formidable fenêtre commerciale ! Bon, la vie est ainsi faite… Je n’avais pas prévu cette abdication : je ne suis pas un royalty-watcher, je ne m’intéresse pas aux faits et gestes de la famille royale et je n’ai pas d’infos sur les coulisses du Palais. J’observe tout cela avec amusement.

Comment vous est venue l’idée de ce récit, où l’on retrouve l’atmosphère des longues crises politiques belges ?

J’ai commencé ce roman dès 2009. L’échec de l’orange bleue, en 2007, après des négociations ardues, m’a incité à me mettre dans la peau d’Albert II. J’avais pour lui de l’empathie. Je me suis dit que notre roi devait en avoir marre. Je me suis alors demandé si c’était agréable de régner. De là est partie une réflexion plus globale sur le rôle du souverain. Je me suis aussi demandé si un roi se baladait avec de l’argent et des papiers sur lui. J’ai répondu en cherchant à être un peu créatif.

On ne peut s’empêcher de faire des rapprochements entre vos personnages et certaines figures politiques belges bien connues. Un roman à clés ?

Plutôt une galéjade, une pirouette. On peut essayer d’y détecter des connexions avec la réalité, mais c’est d’abord un texte qui vise à distraire. Il n’y a pas besoin de clés pour comprendre. La plupart des traits que je prête aux personnages viennent de mon imagination, même si cette histoire est nourrie par mon métier d’observateur des faits politiques et économiques. En fait, mes personnages sont issus de l’hybridation de différents politiciens belges. Le roi Florimont lui-même est un avatar de plusieurs de nos souverains. Il a les qualités des uns, les défauts des autres.

 » Un roi moderne ne pense pas. Il paraît, écoute, compatit. En fait, il flotte « , écrivez-vous à la fin du roman. Est-ce l’image que vous avez d’Albert II, et plus encore de Philippe ?

Le roi, dans sa fonction, n’est pas un être pensant. C’est un homme qui subit. Ce constat reflète l’évolution de la fonction royale en Belgique. Les souverains surpuissants d’autrefois ont laissé la place à des rois folkloriques, qui ne sont plus qu’un décor. Leur fonction est d’aller soulager, par leur présence, des personnes malheureuses. Leur aura, lors de missions économiques, ne repose sur rien, sinon sur l’idée que l’on se fait d’eux. Leur rôle de facilitateur politique n’est qu’une façade : les négociations post-électorales et la formation d’un gouvernement pourraient se dérouler sans leur intervention.

 » Je suis une relique « ,  » une habitude « ,  » une injustice sociale « , pense le roi Florimont, votre personnage principal. Notre vrai roi serait-il lui aussi conscient de l’inutilité de son rôle ?

C’est une question que je me suis posée en écrivant ce livre. Albert II ou Philippe ont-ils réalisé l’inanité de leur fonction ? Je suppose qu’ils la subissent, tout en se plaisant dans le confort qu’elle leur offre. Ils perçoivent sans doute leur rôle comme un devoir. Sinon, ce serait une vie triste !

Dans le roman, vous faites le portrait de Belges d’origine modeste qui admirent le roi. D’où viennent les traits que vous leur prêtez ?

Ce sont des croisements de personnes de ma famille, oncles, tantes, grand-mère, cousins… Je suis originaire du Pajottenland, à l’ouest de la Région bruxelloise. J’ai passé mon enfance dans ce milieu de la campagne flamande, ancré dans la terre. Ces gens-là sont monarchistes non pas par conviction philosophique, mais par tradition, par peur du changement. Mon Eugénie Van Zeebroeck, vieille flamande alerte qui arpente quotidiennement les alentours du Palais, est une figure qui contrebalance celle de l’extrémiste De Kweker. Elle donne une autre image de la Flandre, plus sympa. La réalité culturelle belge a des côtés baroques et loufoques que je voulais refléter.

Voit-on encore la monarchie comme le ciment du pays, selon vous ?

Pour de nombreux Belges, c’est le cas, plus que jamais. Car la Belgique ne cesse de se déliter depuis quarante ans, voire davantage. L’institution monarchique incarne à leurs yeux la vision idéalisée d’un pays uni. Je ne défends pas cette vision, même si je suis favorable à un Etat uni. Je rejette tout ce qui est fracture, repli sur soi, rejet de l’autre. Je vois d’un mauvais oeil la division du Royaume-Uni, de l’Espagne, de la Belgique. Il est dangereux de faire bouger les frontières européennes.

Avec des coalitions de centre-droit au fédéral et en Flandre et des coalitions de centre-gauche en Wallonie et à Bruxelles, la Belgique fait-elle un pas de plus vers une forme de confédéralisme ?

C’est plutôt le signe que notre système fédéral commence à arriver à maturité. A partir du moment où le pays est subdivisé en Régions, il me semble normal qu’on puisse y voir se former des coalitions distinctes. Quand, dix jours après les dernières élections, le PS décide de s’allier au CDH et au FDF, ce n’est pas dans une logique communautaire. Exclu de la négociation au fédéral et résolu à garder le pouvoir au régional, il pose un choix politique. C’est une mauvaise lecture d’y voir un pas vers le confédéralisme.

Le roi de votre roman en a marre du  » nationalisme fascisant qui s’insinue dans la prospérité flamande « , de  » l’immobilisme qui mine la Wallonie « , de la  » médiocrité politique à Bruxelles « . C’est ainsi que vous voyez la Belgique ?

C’est d’abord l’opinion d’un roi dépressif qui en a ras-le bol et qui veut partir. Je ne pense pas pour autant que sa vision soit fausse. C’est caricatural et néanmoins exact.

[EXTRAITS]

Florimont mit un terme à son règne par un matin d’été. Du moins le croyait-il. L’aube baignait les pelouses joliment peignées du château de Laeken. Entre les arbres centenaires flottait une nappe brumeuse. La ville s’éveillait. Et la rumeur franchissait les grilles de la propriété royale. Le monarque goûtait cette humidité douce qui électrisait la peau, cette confusion en sourdine du jour naissant. Les yeux bleus embrassèrent une dernière fois le jardin soigné. Les mains caressèrent la pierre de la balustrade. La décision était prise depuis de longues semaines. Avant de s’envoler, le roi des Belges s’offrit un dernier plaisir de tête couronnée. Un peu sadique : annoncer son départ à la reine.

– Je pars, lança Florimont en regardant distraitement un chêne du parc.

– Où ? Lui répondit Clothilde sans quitter des yeux son reflet à moitié maquillé.

– Je ne sais pas. Peu importe. Au Luxembourg peut-être.

– Quelle drôle d’idée, mon ami ! s’étonna la reine, un oeil fermé, le second contrôlant le dépôt du fard.

– Vous me ramènerez des cigarettes, ajouta-t-elle, se rappelant soudain que le tabac était moins taxé au Grand-Duché qu’en son propre royaume.

– Des cigarettes ? répéta-t-il, dubitatif, avant de reprendre :

– Je me suis mal fait comprendre : Je ne reviendrai pas ; mon départ est définitif ; je quitte le pays ; j’abandonne mes fonctions. Tout cela, conclut-il, désignant la pièce et au-delà d’un geste théâtral.

Le pinceau s’interrompit, les cils demeurèrent en l’air et les pupilles cherchèrent Florimont dans l’argenté du miroir. Clothilde le dévisagea. Longtemps. Puis elle déposa son instrument, se leva et se retourna :

– Vous n’êtes pas sérieux ?

Le visage du monarque la détrompa.

– Vous voulez abdiquer, maintenant, en pleine crise ? poursuivit-elle.

– Pas du tout. Je m’en vais.

– Bref, vous abdiquez.

Florimont qui avait tremblé durant la moitié de son existence, ne tremblait plus. Le roi contemplait cette épouse aimée et trompée, cette femme fripée par la paresse et apeurée par le soupçon naissant d’une folie incompréhensible […].

Le roi enfila une veste et dit à la reine :

– Vous m’étonnez. Vous vous souciez de ce pays que vous n’avez pas cessé de dénigrer ; vous songez à ma succession, peut-être à vos enfants ou à vous-même, mais ce que je ressens ne vous intéresse pas.

Clothilde protesta mollement, puis s’enquit de la chose avec une pointe d’exaspération, sinon d’ironie :

– Pourquoi désirez-vous partir ?

– Je ne désire pas, je pars. Et je le fais parce que je suis las de cet étalage d’idiotie permanent qui s’accentue avec les années, de ce nationalisme fascisant qui s’insinue dans la prospérité flamande, de cet immobilisme électoraliste qui mine la pauvre Wallonie, de la médiocrité politique à Bruxelles. J’ai surtout compris une chose : ma fonction n’est pas légitime.

– Elle est constitutionnelle.

– Elle n’est pas humaine. Ou trop. Mais de cette humanité qui me rebute.

– Vous devenez fou.

– Non, je ne crois pas. Ou alors, c’est une folie plutôt saine.

– Je vais appeler l’abbé François, enchaîna-t-elle en se dirigeant vers le téléphone qui attendait sagement sur une commode en bois clair.

– Laissez les saints dans leurs églises. Je me lave de l’eau bénite aussi, répliqua-t-il avec jubilation tandis que la moitié, non maquillée, du visage de Clothilde virait au pivoine.

– Vous abandonnez la Belgique et Dieu aussi ?

– La Belgique sombre toute seule. Quant à Dieu, s’il existe, je ne sais pas qui abandonne l’autre…

Par Olivier Rogeau

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