Soit le pari réussit… soit les Japonais iront bientôt acheter leurs sushis avec des brouettes de billets de banque.
Ce n’est pas un baiser qui a réveillé la belle endormie, mais un coup de pied aux fesses donné au patron de la banque centrale. Shinzo Abe, Premier ministre depuis le 26 décembre 2012, a en effet déclenché le big bang en imposant à la Banque du Japon de faire tourner la planche à billets. Son objectif : sortir de la déflation, cette baisse continue des prix qui, depuis quinze ans, incite les citoyens du Soleil-Levant à rester couchés. En cinq mois, il a obtenu des résultats spectaculaires : la Bourse a grimpé de plus de 60 %, le yen a baissé de 20 % à la grande joie des exportateurs, et la croissance annuelle atteint les 3,5 % !
Le Japon revient de loin. On se souvient de la nation triomphante des années 1980 : l’archipel rattrape alors l’Amérique à grands pas. Las, le modèle fait pschitt. La crise immobilière, les faillites bancaires, le yen surévalué, tout se grippe au milieu des années 1990. Le tsunami de 2011 est le point d’orgue de deux » décennies perdues « . Bien sûr, le Japon reste la troisième puissance mondiale. Il bénéficie, pour sa dette abyssale (240 % du PIB, contre 90 % pour la France et 101,4 % pour la Belgique !), de taux d’intérêt à dix ans inférieurs à 1 %. Et pour cause : il fait peu appel aux marchés, les citoyens détenant leur propre dette. Mais il a été doublé par la Chine et semble ralenti par sa population, la plus âgée du monde. Les visiteurs sont frappés par les cheveux blancs des serveurs du McDo ou les embouts de plastique qui permettent d’accrocher les cannes aux comptoirs.
Et puis, à Noël, le prince charmant Shinzo Abe paraît. Divine surprise : lui qui avait dû démissionner en 2007 après un an de mandat est capable d’évoquer son burn-out en le comparant à la situation du pays. Il impose un remède iconoclaste, sa » triple flèche » : une rallonge budgétaire, sous forme de grands travaux, des réformes structurelles et la fameuse politique d’expansion monétaire. Les Abenomics – c’est ainsi que les marchés baptisent l’économie à la sauce Abe – sont un pari sur la confiance. Pour l’heure, il est gagnant : Toyota, Sony ou Toshiba ont retrouvé la forme, les exportations redémarrent, l’effet de richesse créé par la Bourse pousse les Japonais à se ruer dans les boutiques. On ne saura qu’à moyen terme si Abe a enclenché une spirale vertueuse ou désastreuse, mais les économistes s’inquiètent. Les taux d’intérêt ont doublé : les Japonais achètent moins d’obligations de l’Etat, et celui-ci doit faire appel aux investisseurs extérieurs. Avec la baisse du yen, le coût de l’énergie, essentiellement importée, puisque 48 des 50 centrales nucléaires sont à l’arrêt, explose. Mais le vrai risque est ailleurs : l’inflation, cette pâte dentifrice qu’il est si difficile de faire rentrer dans le tube une fois qu’elle en est sortie, se cantonnera-t-elle à l’objectif idéal de 3 % ? Bien qu’elle reste pour l’heure très en deçà, le spectre de la république de Weimar rôde – et on imagine déjà les Japonais allant acheter leurs sushis avec des brouettes de billets de banque… Agacés par la dévaluation du yen, les voisins asiatiques, eux, n’espèrent qu’une chose : que l’apprenti sorcier Abe revienne vite au b.a.-ba de l’économie.