Le retour des mendiants

Il y a quinze ans, on aurait pu la croire en voie de disparition. Aujourd’hui, la mendicité revient en force, miroir de notre société malade et fruit de la déglingue des pays de l’Est. Si la répression s’avère absurde et désuète, l’aide sociale, elle, tarde cruellement à se mettre en place. Enquête dans le monde de la manche

Sa recette à lui, François, c’est de regarder le passant droit dans les yeux, mais sans agressivité. Annoncer à voix haute, en tendant un cendrier, qu’il est « dans la merde » et qu’il a besoin de cet argent pour vivre. L’époque où il se cachait, honteux à l’idée de croiser ses anciens amis ou ses propres enfants dans les rues de Charleroi, est révolue. « A 54 ans, je ne trouverai plus jamais un emploi. Alors, je soigne ma dignité autrement. Je me montre comme je suis. »

Jean-Luc, lui, a quinze ans de moins. Mais il en paraît dix de plus. Cheveux en bataille et regard fuyant, tordu dans un parka fripé blanchi de pellicules, il traîne sa petite silhouette claudicante dans le métro bruxellois. Dès que la rame se met en mouvement, il tend son gobelet vers les passagers, sans mot dire. Un tic nerveux lui fait dire « non » en permanence: tableau mi-comique, mi tragique sous le regard moqueur ou indifférent des passagers. Dès que la rame ralentit, il camoufle précipitamment son gobelet: gare aux contrôleurs! Il se fond ensuite dans la foule et compte compulsivement son misérable butin: quelques piécettes.

Quant à Ana, elle ne mendie jamais sans son fils, Zakev, âgé de 4 ans. Veste de moto usée sur les épaules, foulard sur la tête, elle se glisse dans le pas pressé des navetteurs de la gare de Bruxelles-Midi. Aux rares donateurs qui s’arrêtent et lui filent une pièce, elle montre les yeux rougis de son fiston et des dents rongées par les caries. Depuis quatre ans qu’elle a quitté sa Roumanie natale, elle a fréquenté plusieurs hôpitaux de la capitale. La dernière fois, elle n’avait pas de quoi payer sa participation aux soins, fût-elle symbolique. « J’ai fait une crise avec les docteurs », explique-t-elle dans un français pas trop mauvais. Retournera-t-elle, un jour, en Roumanie? La réponse fuse: « Jamais! Depuis que Ceausescu est mort, il n’y a plus de travail là-bas. »

Combien sont-ils à battre le pavé de nos villes pour y récolter un peu d’argent? Nul ne le sait. Avant 1993, tout était clair. La mendicité était interdite. Toute personne surprise à tendre la main dans un lieu public était considérée comme en infraction. Dans les services de police, on se souvient de cette époque avec une certaine nostalgie. On était habitué à « gérer » cette armée de sans-domicile fixe et de mendiants qui, à l’approche de l’hiver, affichaient ostensiblement leur état de détresse avec l’espoir de se faire embarquer vers un établissement de type pénitentiaire. Là, le vivre et le couvert leur étaient garantis pour les mois les plus difficiles.

Une révolution sans filet

Mais les choses se sont compliquées. Le 12 janvier 1993, en effet, le « programme d’urgence pour une société plus solidaire » a changé la donne. Vagabonds et mendiants sont devenus, par la volonté du législateur, des personnes à intégrer socialement. Mais autrement… qu’en les enfermant! A la même époque, le législateur a renforcé les conditions d’internement des malades mentaux. Fini, l’asile pour quelques troubles psychiatriques mineurs. Terminée, la collocation sur la base de quelques signatures récoltées à la hâte. Si, dorénavant, on n’enferme plus celui qui est fauché, on ne « place » plus, selon la même logique, celui qui a davantage besoin d’une aide sociale que d’un traitement psychiatrique. Attendue de longue date, cette (r)évolution était évidemment bienvenue. Encore fallait-il mettre en place des filets de sécurité pour venir en aide aux exclus du système, aux économiquement faibles, aux personnes peu instruites, aux bas revenus, etc. Bref, à toute une frange de personnes confrontées à la précarité de leur existence.

Même si la mendicité ne menace pas tout le monde, le chemin qui y mène emprunte parfois des raccourcis brutaux: une séparation conjugale, une faillite commerciale, un licenciement, etc. Pour avoir cumulé plusieurs de ces tuiles à un moment fragile de leur vie, pas mal de gens au profil assez classique peuvent se retrouver, un jour, à la rue. Et, de fil en aiguille, être amenées à mendier. Parallèlement, la crise du logement, l’éclatement des familles traditionnelles et la multiplication des cas de surendettement ont jeté sur le pavé des milliers de jeunes laissés-pour-compte, en décrochage scolaire.

Mais cette « nouvelle pauvreté » n’explique pas tout. Depuis la chute des régimes communistes, des cohortes de demandeurs d’asile se sont précipités vers nos villes, chassés par la misère et la répression politique. A la recherche d’un vain eldorado, ils investissent les carrefours et les piétonniers des grandes villes, à la recherche d’une aumône, en échange d’un gadget ou d’un nettoyage de pare-brise. D’autres n’hésitent pas à exhiber leur infirmité ( lire l’article page 47) ou, le bébé dans les bras, tentent d’apitoyer le passant, tout indigné d’assister à des scènes dignes de Zola.

Mais voilà, cette visibilité accrue de la mendicité ne fait pas que des heureux. La manche dérange. Elle gène le public, tout occupé à son lèche-vitrines du samedi. Elle perturbe la tranquillité des terrasses estivales, surtout lorsqu’elle se fait insistante, harcelante, voire violente. Elle déplaît aux commerçants qui, bardés de pétitions rédigées parmi leur clientèle, relaient leurs doléances auprès des autorités communales. A Bruxelles, en juin 1995, le bourgmestre de l’époque, François-Xavier de Donnea (PRL), a fait adopter par son collège un règlement interdisant purement et simplement la mendicité: cachez cette misère que nous ne saurions voir. Par la suite, les édiles bruxellois ont décidé d’ôter les bancs publics dans les quartiers à forte concentration de mendiants. Entre 1995 et 1997, cette politique qui se voile la face s’est même affinée: pour décourager les « mancheurs », la police, sous un fallacieux prétexte, les a envoyés, en fin de journée, à Haren, un territoire situé en périphérie de Bruxelles-ville. Pendant ce temps, les quartiers du coeur de Bruxelles étaient débarrassés de leur présence, jugée trop encombrante pour le commerce et le tourisme.

Le 8 octobre 1997, saisi par la Ligue des droits de l’homme, le Conseil d’Etat annule le règlement bruxellois de 1995. La Haute Cour administrative remet les pendules à l’heure. Il faut opérer une distinction, dit-elle, entre le problème social qu’est la mendicité (autorisée en tant que telle) et les troubles (punissables, eux) qui y sont éventuellement liés: ivresse, harcèlement, recours à des mineurs d’âge, utilisation d’animaux agressifs, etc. Confondre l’un et l’autre, c’est glisser dans l’arbitraire.

Bruxelles n’est évidemment pas la seule ville confrontée à la mendicité. A Liège, par exemple, les autorités ont tiré un parti intéressant du vaudeville bruxellois. Entre la prohibition aveugle et la tolérance pure et simple, elles ont opté pour une troisième voie. Il faut dire que, depuis de nombreuses années, la mendicité des toxicomanes rendait la vie de certains quartiers plutôt tendue. Ceux-ci s’affichaient au grand jour, mendiaient en groupe ou avec des chiens mal contrôlés. Dans la Cité ardente, on notait aussi la présence d’une mendicité organisée, soupçonnée d’être liée à une criminalité pure et dure.

En 1998, la riposte s’organise. Une ordonnance de police instaure une sorte de tournante hebdomadaire de la mendicité. Elle est tolérée quartier par quartier, selon le jour de la semaine. La réglementation interdit aussi la mendicité à deux et dans les carrefours routiers. Elle cadenasse, enfin, la vente publique de journaux (du type  » Les SDF parlent« ) en la soumettant à une autorisation préalable.

Mais avec quels effets? La pauvreté et la mendicité n’ont – évidemment – pas disparu à Liège. Dans le domaine de l’exclusion sociale, les baguettes magiques n’existent pas. Mais une évidence saute aux yeux: la passion est retombée d’un cran. La mendicité, dans la ville mosane, n’entraîne plus autant de crispations qu’autrefois. Bien qu’appliquées avec une certaine souplesse, les nouvelles règles créent une situation plus claire, à la fois pour les forces de l’ordre et pour les pratiquants de la manche. A l’inverse d’autres villes, l’arbitraire policier individuel n’a plus – ou moins – droit de cité, lors des contrôles.

Mais il y a des bémols. Comme les opposants l’avaient craint au moment de son adoption, le règlement de police a déplacé la mendicité vers d’autres quartiers. Surtout, l’accompagnement social, qui était censé prendre le relais de la répression, est seulement en train de s’organiser. Faute d’évaluation officielle réalisée par les autorités, les plus sceptiques estiment même que la compétition entre mendiants est devenue plus farouche, en l’absence d’un « territoire » librement accessible à tous. De fait, les règlements de compte, parfois mortels, se sont multipliés, ces derniers mois, dans le petit monde de la manche liégeoise. Par ailleurs, une mendicité aux portes des habitations serait en train de refaire surface, comme aux meilleurs temps de la prohibition.

Comment venir à bout de la mendicité? N’est-ce pas illusoire? « La première loi sur la mendicité date du XIVe siècle, explique Bernard Horenbeek ( lire l’article page 48). Six cents ans d’acharnement visant à la cacher n’ont jamais abouti à rien. » Comme d’autres travailleurs sociaux spécialisés, Horenbeek rappelle cette évidence: celui qui mendie, au moins, ne vole pas. De fait, hormis de menus larcins ou des délits plus graves – mais, alors, commis entre pairs – les mendiants ne sont pas ceux qui alimentent les statistiques de criminalité. « Lorsqu’on vit à la rue, la tentation du vol est très grande, affirme Horenbeek. Or celui qui, au lieu de voler, se met à mendier fait une sorte de démarche citoyenne, rarement considérée à sa juste valeur par les non-mendiants. » Une question de tolérance? « Vivre de la mendicité est une forme d’insertion, certes un peu particulière, explique Ann Jacobs, professeur à la faculté de droit de l’ULg. Le vrai défi de nos sociétés est d’arriver à l’intégrer dans la vie de nos cités. »

Comment? La réponse se trouve peut-être chez les premiers intéressés: les gens de la rue. A Charleroi, lassés d’être harcelés par des policiers peu respectueux et trop musclés, mais aussi irrités par le mépris des passants, les « mancheurs » ont décidé, l’année dernière, de mettre sur pied l’opération « Pont en fête ». Sur l’un de leurs lieux traditionnels de travail, ils ont inversé la relation avec le donateur. Ce jour-là, le 21 juin 2001, ce sont eux qui ont donné quelque chose aux passants: boissons, confiseries, petits spectacles, etc. L’action, qui se renouvellera, était évidemment symbolique. Les tensions avec la police et les commerçants n’ont pas miraculeusement disparu. De même, ce genre de festivités n’est pas tombée du ciel: elle s’est déroulée dans une ville où la culture participative des exclus se pratique jusque dans les séances du conseil communal, grâce à un travail associatif entrepris de longue date. Mais le résultat est là: à Charleroi, aujourd’hui, on a peut-être – un peu – moins honte qu’ailleurs de demander une pièce au passant. La dignité en sort gagnante (1).

Anecdotique, mais significatif: lors du récent débat – très chahuté – de l’émission Lieu public (RTBF) sur l’insécurité dans cette ville, aucune plainte n’a été formulée sur les troubles liés à la mendicité. Bref, la manche y a peut-être acquis un certain droit de cité, aux antipodes de la politique de l’autruche menée ailleurs. De là à s’y résigner et à sombrer dans l’indifférence, il y a un fossé. A ne pas franchir.

(1) A Liège, de tels lieux de parole et projets participatifs, avec les gens de la rue, sont seulement en train de se mettre en place.

Lire: Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, de Patrick Declerck (décembre 2001). Editions Terres humaines (Plon).

Philippe Lamotte,Ph.L.

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