Le retour de l’horreur économique

Le chômage de masse refait surface. Accident conjoncturel ou politique délibérée ?

Fin de l’Histoire. Fin du travail. Fin de l’horreur économique. Que de dénouements dans ce changement de siècle ! Peu de temps a pourtant suffi à montrer que ces terminus n’étaient que d’évanescentes escales. Les attentats du 11 septembre ont brutalement rappelé au monde que les peuples sont toujours en marche.

Après l’éphémère retour de la croissance, qui avait réhabilité l’espoir du plein emploi, le cancer du chômage de masse s’est réveillé avec virulence : avec l’effondrement du mythe de la nouvelle économie et des valeurs technologiques, revoici les heures noires des restructurations âpres, des faillites théâtrales, des lourdes pertes d’emplois, des licenciements collectifs et des brutales fermetures d’entreprises. Revoici le temps des tragédies humaines.

Car, dans nos sociétés où tout transite par l’échange monétaire, la perte d’un salaire n’est pas seulement une baisse de revenu. C’est aussi l’ébranlement d’un processus dévorant qui consume celui qu’il happe jusqu’à l’anéantissement. La chute du pouvoir d’achat n’en est que l’entame. Le démaillage des relations professionnelles et sociales émousse peu à peu la politesse et la courtoisie. Le contrôle et la conscience de soi s’altèrent, les rapports aux autres se désaxent et la parentalité entre en crise, entrouvrant la porte de la violence. Celle que l’on fait subir à la société au travers d’actes délictueux. Celle que l’on dirige vers l’entourage quand surgit la probable crise domestique. Celle que l’on tourne contre soi quand la perte des repères, le discrédit, le déshonneur, le fatalisme, le tassement corporel, le repli sur soi se font dépression, cancer ou suicide. La mortalité des chômeurs n’est-elle pas trois fois supérieure à celle des actifs ?

Décivilisation. Asocialité. Désolidarisation. Les savants ont des mots élégants pour évoquer tout ceci. Mais les coquetteries de langage ne changent rien à l’affaire : le C4 est une torture et un risque d’homicide (in)volontaire. Les sociologues du XIXe siècle – comme Durkheim – et tous ceux qui se sont penchés sur la condition ouvrière l’avaient très bien compris. C’est pour cela qu’ils ont inventé de toutes pièces l’idée d’Etat social. Des décennies de luttes, des guerres et des révolutions ont été nécessaires pour le mettre en place. Il n’a jamais été vraiment achevé. Toujours combattu, il a connu des hauts et des bas. Mais, dans l’ensemble, il a été suffisamment édifié pour faire la preuve que rien ne l’a jamais égalé en termes de progrès matériel et de justice sociale. Dans nos pays, grâce à lui, la génération qui a eu 20 ans en 1945 a connu une prospérité et une sécurité qui doivent laisser rêveurs les jeunes d’aujourd’hui…

Que s’est-il passé ? Pourquoi l’Etat providence, cette « plus belle invention » du XXe siècle, s’est-il progressivement délité ? C’est toute l’histoire de la contre-réforme libérale et des racines multiples qu’il faudrait convoquer pour répondre. L’intérêt de La Violence du chômage, de Christian De Montlibert (1), est donc d’offrir une vue synthétique des mécanismes qui ont permis non seulement de démanteler des pans entiers de l’Etat social, mais aussi d’en discréditer l’idée dans l’imaginaire collectif. Certains ont depuis longtemps mis au clair les logiques économiques – filialisation, sous-traitance, flexibilité – qui ont contribué à atomiser la classe des salariés. D’autres penseurs ont bien montré les métamorphoses qui se sont produites au sein des entreprises, avec la prise du pouvoir par les actionnaires qui sont à la source de ces processus. Et, pour les spécialistes, il n’y a plus guère de difficulté à comprendre comment et pourquoi les responsables politiques se sont laissés contaminer par une idéologie utilitaire qui revient à réduire sans cesse les contraintes réglementaires pour les spéculateurs et à durcir les contraintes économiques pour les laborieux.

On sait donc désormais comment les menaces de délocalisation, les chantages à l’emploi, la discipline salariale généralisée, l’individualisation des contrats de travail et la fragmentation du groupe ouvrier ont eu raison des mobilisations collectives et des rassemblements ritualisés qui servaient d’assises à des politiques publiques qui entendaient agir sur les causses communes d’histoires personnelles. Comment des démocraties focalisées sur la régulation pacifique des intérêts contradictoires entre le capital et le travail en sont venus à regarder la question sociale comme une somme de dysfonctionnements individuels qui se traitent désormais à coups de pratiques répressives et d’encadrements psychologiques privilégiant le colmatage au traitement de fond. Résumant tous ces rouages techniques, Christian De Montlibert, en finale, se refuse cependant à n’y voir que l’assemblage contingent d’un engrenage regrettable. Pour lui, le chômage et son cortège d’infortunes n’est pas le résultat d’effets économiques ou de circonstances conjoncturelles, mais bien d’une politique organisée. Les historiens qui se sont penchés sur le mouvement des idées au tournant des années 1970 et 1980 ne lui donneront sans doute pas tort.

(1) Presse universitaires de Strasbourg, 2001, 125 pages.

DE JEAN SLOOVER

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