Le retour de l’esclavage

Séquestrés au domicile de diplomates ou de nababs, voire de « simples » Belges ou d’immigrés, les domestiques étrangers sont les victimes les moins médiatisées de la traite des êtres humains. Une pétition cherche à les faire sortir de l’ombre. Témoignages

Coquette, malgré tout, avec ses cheveux longs et son maquillage soigné. Comme pour donner le change. Azina (prénom d’emprunt), 26 ans, survit sans famille, perdue, dans un logement modeste du quartier des Marolles (Bruxelles). Pourtant, voici quatre ans, elle avait cru entrevoir le bout du tunnel. Une femme avait alors déboulé dans le salon de coiffure où elle travaillait, quelque part au Maghreb. Cette cliente s’était présentée comme la secrétaire d’un ambassadeur en partance pour Bruxelles. Il cherchait une baby-sitter. « Elle insistait. Moi, j’hésitais. Le diplomate était originaire d’un pays du Golfe. Or, les employeurs de cette région-là ont en effet mauvaise réputation. »

Mais Azina ne voulait plus être un poids pour sa soeur qui l’avait recueillie, à l’âge de 6 ans. « Sa maison devenait de plus en plus exiguë à mesure que ses enfants grandissaient. Et puis, j’avais reçu un contrat, mentionnant un salaire de 1 000 euros par mois. » Que demander de plus?

Mais, arrivée à Bruxelles, Azina déchante vite. Elle réalise que la « secrétaire » de l’ambassadeur n’était qu’une intermédiaire véreuse. « Le diplomate n’avait pas d’enfants, mais trois jeunes filles. » En outre, il avait déjà une domestique de la même nationalité qu’Azina. « Nous étions censées entretenir la vaste demeure, le grand jardin et prendre en charge les réceptions. » L’ambassadeur recevait régulièrement de 100 à 150 personnes, voire davantage. « Nous devions préparer et débarrasser les tables, aider à la cuisine, faire le service… Mais il nous était interdit de parler aux invités. »

Quand l’ambassadeur n’organise pas de fête, il sort. « Nous devions attendre son retour pour lui servir le café. » Levée dès 6 heures pour préparer le petit déjeuner, Azina se couchait rarement avant 3 heures du matin. Un répit dans une odeur pestilentielle: les deux domestiques partageaient, avec…les chats, une chambre à coucher qui faisait également office de salle de bains et de W.-C.

Papiers confisqués

« Après un mois, j’ai réclamé mon salaire. » En vain. « J’ai appris que je devais d’abord rembourser les frais de billet d’avion et les formalités de départ. Puis j’allais tout recevoir à mon retour au pays… Comme j’avais besoin d’habits chauds, il m’a dit de m’adresser à ses chauffeurs, qui pouvaient faire mes courses. En six mois, je suis sortie une seule fois. D’ailleurs, je n’avais pas de papiers: à mon arrivée, l’ambassadeur avait pris mon passeport. A l’époque, Azina n’avait toutefois pas encore bu le calice jusqu’à la lie. « Un jour, il a envoyé l’autre domestique en vacances au Maghreb. Je suis restée seule avec lui, les chauffeurs, le cuisinier et le gardien. Un soir, il m’a appelée dans sa chambre. Il était tout nu et m’a demandé de le masser. J’ai refusé. Il s’est énervé. Pendant vingt-quatre heures, il n’a cessé de me harceler. Finalement, furieux, il a renversé le petit déjeuner, la garde-robe… Puis, après avoir vidé le frigo, il est parti en voyage et a interdit aux autres employés de maison de me donner à manger. »

Jusqu’alors, Azina et sa compatriote se nourrissaient des restes, aucun plat n’étant prévu pour elles. « Après sept jours, j’avais vraiment trop faim. » Azina s’est alors querellée avec les autres domestiques. L’un d’eux l’a frappée. C’en était trop. Azina choisit la fuite. Au Maghreb, une amie lui avait donné l’adresse d’une connaissance sénégalaise, établie à Bruxelles.

Il faudra près d’un an à Azina pour déposer plainte contre son ancien employeur, du chef de traite d’êtres humains. Mais il est protégé par son immunité diplomatique. De son côté, elle a peur d’être renvoyée au Maghreb, alors qu’elle n’y a plus de famille. « Mais le dossier n’a pas été classé sans suite, explique Me Myriam Kaminski, son avocate. Depuis un an, la justice enquête . Le dossier est compliqué parce que l’ambassadeur ne se trouve plus en Belgique: il a été rappelé par son pays après avoir été impliqué dans des faits délictueux d’une autre nature… »

Quant à Azina, elle trouve le temps long. Après un passage à Pag-Asa, le centre d’accueil et d’accompagnement des victimes de la traite des êtres humains, à Bruxelles, elle a appris le français et le néerlandais. « J’ai un diplôme de vendeuse et d’aide-cuisinière. Mais cela n’intéresse pas les employeurs. Je ne dispose que d’un permis de travail B, à renouveler tous les six mois. »

Une histoire qui semble d’un autre âge? « Le cas d’Azina est presque une caricature de ce qu’on définit comme l’esclavage domestique (lire l’encadré en page) », assure Me Myriam Kaminski, également présidente du jeune Comité belge contre l’esclavage moderne (CCEM). L’un de ses objectifs est de sensibiliser le public à la forme la moins connue de la traite des êtres humains. Car les témoins peuvent jouer un rôle décisif dans le signalement des victimes.

Binta en sait quelque chose. Dans son pays d’origine, la Guinée, elle travaillait parfois pour un ministre. « Nous sommes de la même ethnie. Quand il recevait une délégation, il faisait appel à moi pour un coup de main. Parfois, il me donnait de l’argent. Mais pas toujours. C’est comme ça, chez nous. »

Un jour, le ministre met Binta en contact avec une Américaine d’origine guinéenne, à la recherche d’une baby-sitter. Son mari, également américain, est militaire. Il travaille à l’Otan, en Belgique. « Pour moi, l’Occident, c’était le paradis. J’ai signé sans hésiter un contrat de trois ans. Je devais recevoir 150 dollars par mois. En Guinée, c’est beaucoup d’argent. Je suis divorcée. Cela devait changer la vie de mes deux enfants qui vivaient chez ma mère. »

Binta débarque en novembre 1997 dans la région liégeoise où réside la famille. C’est le début de son calvaire. Debout à 5 heures du matin pour préparer les petits déjeuners, couchée vers 23 heures, après avoir fait le ménage, la cuisine, la vaisselle, la lessive, le repassage, le jardin, les voitures… « Je ne pouvais jamais m’asseoir, sinon la patronne se fâchait. D’ailleurs, elle me trouvait toujours autre chose à faire. Parfois, à 23 heures, je devais encore lui préparer à manger. » Et ce, sept jours sur sept.

Les histoires d’esclavage se ressemblent. Comme Azina, Binta a froid et réclame des habits. Sa patronne en achète avec ses deux premiers mois de salaire. Binta doit aussi rembourser son billet d’avion et les frais de passeport (également confisqué)… En réalité, Binta n’a jamais reçu d’argent. « En outre, je ne pouvais pas avoir de contacts avec ma famille en Guinée, ni sortir seule de la maison, ni parler aux voisins ou aux visiteurs. Quand je rouspétais, la patronne me menaçait d’alerter la police, qui m’expulserait. Après trois mois, mon visa touristique avait expiré. »

Epuisée moralement et physiquement, la domestique pleure parfois toute la journée. Cette immense tristesse interpelle une connaissance africaine de la patronne qui, un jour de visite, s’adresse furtivement à Binta dans sa langue. En quelques minutes, elle a compris la situation. Elle alerte Surya, le centre pour les victimes de la traite des êtres humains, à Liège.

En juillet 1998, la gendarmerie effectue une perquisition au domicile du couple du militaire à l’Otan. Par la suite, le tribunal correctionnel condamne la patronne de Binta, du chef de traite des êtres humaines, au paiement de dommages et intérêts pour quelque 1 240 euros. Mais le jugement est frappé d’appel et, devant la Cour, les patrons de Binta nient ou minimisent les faits incriminés. La cour d’appel de Liège réforme le premier jugement, même si elle reconnaît le couple coupable d’avoir employé quelqu’un au noir. Un pourvoi en cassation contre cet arrêt de la cour d’appel n’a pas aidé davantage la jeune Guinéenne.

« Dans cette famille, j’ai été terriblement exploitée, mais c’est plus dur encore de ne pas être reconnue comme victime dans un pays que je croyais respectueux des droits de l’homme. Si je n’avais pas mes enfants, ça ne vaudrait plus la peine de vivre. » En dernier recours, Binta a l’intention d’introduire une action auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg. « Ce n’est plus pour l’argent que je me bats, mais pour la vérité. »

Le plus souvent, les domestiques ne prennent conscience que progressivement de leur situation d’esclavage. Une assistante sociale à Surya raconte ainsi le cas d’Aïcha (prénom fictif). D’origine marocaine, issue d’une famille nombreuse, elle avait, à peine 10 ans, quand elle est arrivée en Belgique. Son père a cru bien faire en acceptant de la confier à un lointain parent qui y était établi. En échange d’un coup de main, Aïcha devait être logée, nourrie, blanchie et poursuivre sa scolarité. « Mais la réalité est toute différente. Sans papiers, enregistrée sous l’identité d’un des quatre enfants des « patrons », Aïcha était séquestrée, taillable et corvéable à merci. En outre, le père, empêtré dans des problèmes d’argent, la battait, tout comme sa femme et ses enfants. »

Isolée et incomprise

Aïcha n’a jamais mis un pied à l’école. Si elle conservait des contacts avec ses parents restés au Maroc, c’était sous le contrôle de ses « employeurs ». Seule sortie autorisée: accompagner de temps à autre la famille chez une voisine marocaine qui avait aussi des enfants. Elle a ainsi réalisé qu’en Belgique les fillettes de son âge ne travaillent pas et qu’au contraire, elles vont toutes à l’école. Tandis qu’au Maroc, malgré l’interdiction légale, il n’est pas rare que des gamines des campagnes soient mises au service de la bourgeoisie aisée des villes.

Dès ce moment, il ne restait plus qu’à saisir l’occasion. Un jour, toute la famille assiste aux funérailles d’un parent. Sauf Aïcha, restée seule à la maison. Elle fuit chez la voisine marocaine. A 20 ans, elle renoue ainsi avec la liberté. Accueillie à Surya, elle a repris des cours. « Aïcha s’intègre petit à petit. Une procédure judiciaire est en cours. Mais le retour au Maroc n’est pas possible: sa famille ne la croit pas, ne veut pas admettre qu’elle a été trompée… »

Tous les domestiques étrangers ne travaillent cependant pas à demeure. José (prénom d’emprunt), la trentaine, est originaire des Philippines. Voici quelques années, ce bijoutier a eu l’occasion de séjourner en Suisse, pour son travail. Son épouse, Ana (autre prénom fictif) et ses trois enfants l’accompagnent. Ils décident alors de se rendre, puis de rester à Bruxelles, où les parents d’Ana travaillent. Ils trouvent rapidement un job, via une petite annonce. Tous deux sont engagés comme domestiques, à raison de trois jours par semaine, au domicile d’un diplomate. En outre, Ana est censée garder, au pied levé, les enfants du diplomate, trois ou quatre fois par semaine.

« Au départ, le contrat prévoyait une rémunération mensuelle de quelque 745 euros, explique José. Mais, en réalité, nous n’avons reçu que 250 euros. Ce n’était pas assez pour payer l’appartement, les charges… Même si nous étions contents de bénéficier ainsi de la carte d’identité spéciale délivrée aux domestiques de diplomates. »

Pour arrondir les fins de mois, chacun des époux décide d’effectuer des petits boulots chez d’autres patrons. Mais la femme de l’ambassadeur apprécie peu qu’Ana soit moins disponible. En outre, quand cette dernière, enceinte de son quatrième enfant, sollicite un congé de maternité, le couple est congédié sans préavis.

En février dernier, le tribunal du travail a condamné le diplomate à verser au couple le montant des salaires dus, ainsi qu’une indemnité de rupture. L’intéressé a toutefois interjeté appel de la décision. Dans l’expectative, Ana et José, aujourd’hui employé dans une bijouterie à Anvers, introduisent une demande de régularisation, profitant de la campagne en cours.

« C’est ainsi que pas mal d’avocats ont vu arriver, dans leur cabinet, des domestiques étrangers dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence, explique Me Patricia Jaspis. J’ai eu à traiter plus d’une dizaine de dossiers, concernant des personnes souvent d’origine philippine ou latino-américaine. Ces gens sont très peureux, terrorisés par leur situation d’illégalité. Un grand nombre n’ont aucune vie sociale, en raison des longues journées de travail, mais aussi parce qu’ils ne parlent pas la langue du pays. »

Combien sont-ils en Belgique? Il n’existe pas de chiffres officiels. Pour tenter de cerner le phénomène, l’association Solidarité mondiale, issue du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), mène, jusqu’au 31 mai, une campagne de pétitions, avec le slogan: « Donnez un visage au personnel domestique international »(1). L’association, qui espère remettre une longue liste de signatures à Laurette Onkelinx, ministre fédérale de l’Emploi (PS), estime à 8 000 le nombre de domestiques philippins au service de familles belges. A Anvers, des diamantaires indiens emploient aussi à demeure des « bonnes » ramenées du pays. A Bruxelles, les femmes d’ouvrage polonaises sont très recherchées. Mais, dans ce cas, il s’agit d’un personnel « extérieur » qui, par ailleurs, fait de fréquents séjours en Pologne. La campagne de Solidarité mondiale concerne l’ensemble du personnel domestique international en situation de surexploitation, et pas seulement les cas d’esclavage, plus limités.

Dans les trois centres d’aide aux victimes de la traite des êtres humains, ces domestiques réduits à l’esclabage sont un peu « noyés » parmi les situations de prostitution. « Pourtant, Bruxelles, avec ses nombreuses représentations étrangères, devrait compter davantage de « cas diplomatiques » que d’autres villes européennes », pense Myriam Kaminski. A titre de comparaison, le Comité français contre l’esclavage moderne (CCEM) a pris en charge plus de 250 dossiers, depuis sa création, en 1994. En Grande-Bretagne, l’ONG Kalayaan, fondée en 1987, s’est déjà occupée de quelque 4 000 personnes.

Cette domesticité fragilisée, plus ou moins clandestine et proche du servage, serait en augmentation. Car l’appauvrissement de nombreux pays pousse toujours davantage d’individus à tenter leur chance ailleurs. Tandis que, chez nous, la progression du travail des femmes et le vieillissement de la population accroissent la demande d’aide ménagère.

A Surya, on évoque un dernier cas. C’est par une petite annonce qu’une femme malgache (40 ans) a été recrutée dans son pays pour s’occuper, à la côte belge, d’une personne âgée. « Les enfants de la vieille dame lui ont envoyé un billet d’avion. Ils lui avaient aussi promis un contrat de travail. Mais elle ne l’a jamais reçu. Logée et nourrie, elle recevait juste un peu d’argent pour ses dépenses personnelles. » Pas de quoi faire des économies. « La personne âgée était grabataire et nécessitait une prise en charge permanente. Ses enfants auraient pu faire appel à un service social. » Mais une domestique étrangère, c’est tellement moins cher…

(1) http://www.solidaritemondiale.be

Dorothée Klein

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