Le rôle de Miss Else, pas simple à assumer, a été confié à Epona Guillaume. © LIONEL JUSSERET

Le regard de la biche

Le Théâtre des Martyrs ouvre sa saison avec Miss Else, où l’auteure et metteuse en scène Jeanne Dandoy inverse le point de vue sur la question des abus de pouvoir et du consentement. Un changement de perspective salutaire.

En 1924, l’écrivain et médecin autrichien Arthur Schnitzler publiait Mademoiselle Else, une nouvelle se distinguant par son procédé narratif, relativement neuf à l’époque : le monologue intérieur (déjà utilisé par Joyce dans Ulysse, édité deux ans plus tôt). Le lecteur est plongé dans le flux des pensées de la jeune Else, en vacances dans une station thermale et prise dans un terrible dilemme. Son père, avocat, risque la prison s’il ne rembourse pas ses dettes et sa mère lui a demandé dans une lettre d’aller voir le riche Dorsday pour qu’il octroie à la famille un prêt de 30 000 florins. Celui-ci y consent, à condition que la jeune fille accepte de se laisser regarder nue pendant un quart d’heure.

Ce qui m’a intéressée, c’est la banalité du mal.

Près d’un siècle plus tard, la comédienne, auteure et metteuse en scène Jeanne Dandoy (vue au cinéma dans Rundskop de Michaël R. Roskam, à la télé dans Ennemi public et au théâtre chez Jacques Delcuvellerie et Fabrice Murgia, entre autres) a décidé de livrer sa version du récit dans Miss Else, créé prochainement au Théâtre des Martyrs (1). Elle y effectue le même geste d’adaptation que pour sa précédente création, Le Pélican, d’après la pièce de Strindberg autour des abus d’une mère tyrannique et castratrice.  » J’avais vraiment aimé adapter une pièce classique, à la situation contemporaine, et j’avais vraiment envie de continuer dans cette veine-là. L’idée est d’analyser la structure, de garder la trame principale, les personnages, l’ambiance, mais de tout réécrire. De Strindberg, j’avais peut-être gardé quatre répliques. Ici, dans Miss Else, il n’y a pas une seule ligne de Schnitzler.  »

Consentement

 » En ce qui me concerne, je trouve qu’on a assez raconté les histoires du point de vue du chasseur. Alors voilà ce que vous racontent l’antilope, la biche, ou même la lionne. Mon histoire. A moi.  » Dès les premiers mots de Miss Else, l’objectif est clair : changer de perspective.  » Même si Schnitzler amène beaucoup de nuances, je défends Else plus que lui, poursuit Jeanne Dandoy. Je ne suis pas, comme lui, en train de dire que c’est une hystérique qui a ses règles. Je pense qu’il était fasciné par l’esprit, l’âme de la jeune fille. C’était un contemporain de Freud et il le fréquentait à Vienne. Il était très intéressé par l’inconscient, l’hystérie. Moi, je ne partage pas cette fascination puisque j’ai moi-même été une jeune fille, je sais ce que c’est. Schnitzler a envie de raconter une histoire complexe, en montrant que le désir de la jeune fille n’est pas si clair, tout est flou. Dans ma pensée, il n’y a pas de flou. C’est la grande différence.  »

Lancé bien avant la vague #MeToo, le Pélican de Jeanne Dandois a été rattrapé par l’actualité, la première ayant lieu quelques semaines après l’éclatement de l’affaire Weinstein. Idem pour Miss Else : alors que cela fait trois ans qu’elle travaille sur le projet, au moment de passer à l’écriture, c’est l’affaire Gabriel Matzneff qui a explosé, suite à la parution du Consentement de Vanessa Springora, où elle dénonçait les agissements de son prédateur, suivie par l’interview retentissante d’Adèle Haenel, témoignant de l’emprise que le réalisateur Christophe Ruggia a exercé sur elle pendant ses jeunes années. Des événements qui ont influencé l’écriture de l’adaptation.  » Ça a eu un impact énorme. Le texte de fin est très inspiré des déclarations d’Adèle Haenel. Il y a des phrases qui sont quasiment les siennes. Quant au Consentement, le livre nous a aidés à baliser, à avoir des garde-fous et à travailler sur le personnage de Dorsday. Gabriel Matzneff, dès qu’il ouvre la bouche, j’ai envie de lui mettre des claques. On n’a pas voulu que Dorsday soit comme ça. Il est plus sympa, moins pédant. On voulait rendre son personnage humain, parce que ça pourrait être notre frère, notre père, notre oncle, notre ami. Dans une situation de pouvoir, ça peut déraper facilement. Ce qui m’a intéressée, c’est la banalité du mal, comment une action comme celle-là peut être banalisée, comment lui-même peut ne pas comprendre qu’il a fait du mal.  »

Se confier

Dorsday, en l’occurrence, c’est le caméléon Alexandre Trocki ( Pas pleurer, Terreur, le formidable seul-en-scène Et avec sa queue il frappe ! , etc.).  » Ça m’intéressait de le choisir lui parce qu’il a l’air tellement gentil et tellement bon, affirme Jeanne Dandoy. J’ai été plusieurs fois sa partenaire de jeu et il a toujours été d’une douceur et d’une délicatesse extrêmes.  » Quant au rôle de Miss Else, pas simple à assumer, il a été confié à la jeune Epona Guillaume, comédienne de 19 ans qui a joué depuis ses 8 ans dans les spectacles d’Anne- Cécile Vandalem, notamment son grand succès Tristesses et Arctique. Les deux comédiens se sont déjà retrouvés dans Habit(u)ation, l’un jouant le père de l’autre.

A 19 ans, Epona Guillaume a dû remonter dans ses souvenirs pour incarner une jeune fille de 15 ans.  » A 15 ans, tu cherches à savoir ce qui te plaît, ce qui ne te plaît pas. C’est l’âge, aussi, où on se rend compte de l’existence des agressions sexuelles, de ce qu’est vraiment l’abus de pouvoir. Else est une fille qui réfléchit énormément, qui se pose plein de questions tout le temps, comme presque toutes les ados je pense, moi comprise. Par contre, je ne me reconnais pas dans le fait qu’elle ne se confie pas, qu’elle veut résoudre ses problèmes seule. Moi, j’ai toujours été beaucoup entourée et j’ai toujours voulu parler ouvertement avec les autres de ce qui ne va pas.  » Dans sa carrière, Epona Guillaume a été soutenue par ses six soeurs qui, elles aussi, participent régulièrement à des castings. Et ont appris à se méfier des annonces publiées par les requins.  » Une de mes soeurs a rencontré un réalisateur qui semblait connaître beaucoup de monde sur les réseaux. Lors de son casting, il lui a demandé de l’embrasser, comme un pro. Elle avait 14 ou 15 ans.  » Les chasseurs sont bien là, encore et toujours, mais cette fois la parole est à la biche.

(1) Miss Else : du 1er au 11 octobre au Théâtre des Martyrs à Bruxelles, du 9 au 12 février au Théâtre de Liège, du 18 mars au 1er avril au Théâtre Blocry à Louvain-la-Neuve.

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