Le procès des boucs émissaires

La saga Agusta-Dassault n’est pas terminée. Que sont devenus les pots-de-vin italiens et français ? Quatre anciens cadres du SP comparaissent en justice. Les grands ténors du parti sont épargnés

C’est reparti pour un tour ! Mais, cette fois, sans le décorum de la Cour de cassation et sans la mine austère du procureur général Eliane Liekendael. Sans aucune véritable grosse pointure, non plus, sur le banc des prévenus. Etienne Mangé, ex-trésorier des socialistes flamands, Carla Galle, qui était la secrétaire générale du parti, Guido Triest et Guido Van Biesen, tous deux anciens comptables du SP, comparaissent, depuis le 20 février, devant la 46e chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles pour faux en écriture, infraction comptable et blanchiment d’argent. Il s’agit, bien sûr, des millions de francs de dessous-de-table versés par la firme italienne Agusta et par l’avionneur français Dassault dans le cadre des marchés conclus, en 1988 et 1989, par le ministère de la Défense nationale pour acquérir des hélicoptères et moderniser la Force aérienne.

Si le double dossier de financement occulte des partis socialistes francophone et flamand n’a pas été examiné lors du méga-procès de la fin 1998, impliquant, entre autres, Willy Claes, Guy Spitaels et Guy Coëme, c’est parce que la Cour de cassation a dû faire une sélection, se contentant de juger le volet « corruption » de l’affaire. L’instruction sur les fonds secrets, menée par le parquet de Liège, n’était, en outre, pas entièrement terminée. Un devoir d’enquête est d’ailleurs toujours en cours dans le dossier concernant le PS.

L’ex-réviseur d’entreprise Fernand Detaille et le député-bourgmestre de Chapelle-lez-Herlaimont, ancien secrétaire général du parti socialiste, Patrick Moriau, dont la levée de l’immunité parlementaire a été votée, l’été dernier, à la Chambre, devront sans doute attendre encore quelques mois avant de pouvoir s’expliquer devant un tribunal. Quant à l’enquête sur les caisses noires du SP, celle-ci s’avérant strictement flamande, elle a été transférée de Liège à Bruxelles, au début de 1999. Une montagne de cartons qu’il a fallu éplucher avant de renvoyer les quatre inculpés en correctionnelle.

Où sont passés les millions reçus par les socialistes flamands ? C’est la question cruciale qui devrait alimenter les débats du procès qui vient de s’ouvrir. On se souvient que les 51 millions d’Agusta avaient abouti, via une société écran, sur deux comptes de la banque ABN Amro, ouverts à Zurich, en Suisse, sous les noms de l’avocat d’affaires bruxellois Alfons Puelinckx, qui jouait les intermédiaires entre le constructeur italien et les socialistes belges, et de son ami Luc Wallyn, qui venait tout juste de quitter son poste de secrétaire général adjoint du SP. Les 60 millions de Dassault avaient transité par les mêmes comptes suisses. Que sont devenues ces deux enveloppes bien garnies ?

Comme Inusop

Au cours du procès de 1998, les versions de Wallyn et du trésorier Mangé ont divergé: le premier affirmait avoir confié tous les millions au second, mais ce dernier ne reconnaissait avoir détenu que la manne d’Agusta. Etienne Mangé aurait, selon ses propres aveux, intégré l’argent dans la structure du parti, notamment via la secrétaire générale d’alors, Carla Galle, ancienne championne de natation, aujourd’hui à la tête du Bloso (l’équivalent flamand de l’Adeps) et compagne de Karel Van Miert, qui a présidé le SP jusqu’en 1989. Mais l’intéressée nie farouchement avoir reçu ce « cadeau ». Toujours selon Mangé, plusieurs collaborateurs du service d’études du SP, le SEVI, ont été payés au noir avec les millions italiens. Ici encore, Galle dément.

Par ailleurs, l’expert-comptable liégeois Olivier Deblinde avait expliqué, devant la Cour de cassation, à la fin de 1998, qu’environ 6 millions avaient été blanchis grâce à des études bidon commandées à Amadeus Consulting, une société créée de tout pièce par Mangé et le comptable Guido Triest pour réinjecter l’argent des commissions, selon une technique qui n’est pas sans rappeler celle d’Inusop, qui aurait joué ce rôle pour le PS. L’expert s’était également interrogé sur le rôle de l’ASBL VJA, un satellite du parti socialiste flamand, qui, en octobre 1990, avait bénéficié d’un versement de 5 millions depuis un compte de la KB-Lux. « Une somme injustifiée », selon Deblinde.

Les millions de l’entreprise italienne ont-ils servi à financer des campagnes électorales ? On a cité les noms de Louis Tobback, Luc Van den Bossche, Norbert De Batselier, Marcel Colla… Mais tous se sont défendus de connaître l’origine réelle des fonds que leur fournissait le collecteur du parti. « Lorsque la fédération de Louvain a reçu de l’argent en 1989 et 1991, je demandais chaque fois d’où il venait, a déclaré Tobback, devant la Cour de cassation. Mangé me donnait des noms d’entreprises. C’était crédible. »

En fumée?

Entre autres millions, le tribunal correctionnel de Bruxelles s’intéressera certainement à ceux trouvés dans deux coffres de la banque Codep. En effet, l’actuel ministre des Affaires sociales, Frank Vandenbroucke, successeur de Karel Van Miert à la présidence du SP en 1989, et Linda Blomme, secrétaire générale du parti après Carla Galle, ont hérité, lors de leur entrée en fonction, des clés de deux coffres que le SP louait à la Codep. Selon Blomme, il restait entre 5 et 6 millions de francs dans les cassettes. Cet argent provenait-il des pots-de-vin Agusta ? Il n’a, en tout cas, jamais été mentionnés dans la comptabilité que le parti présente, chaque année, au Parlement.

Vandenbroucke a reconnu, lors de l’enquête en 1995, qu’il y avait eu des oublis dans les livres de comptes du SP. Mais, jouant la carte de la franchise naïve, il a expliqué avoir demandé à Mangé de brûler les billets qui dormaient à la Codep, refusant de savoir d’où ils provenaient ni même quel montant allait ainsi partir en fumée. Difficile à croire. Mais l’ancien président du parti socialiste flamand, qui avait promis d’assainir les finances du SP après avoir collaboré à l’élaboration de la loi sur le financement des partis, a préféré tirer, de cette manière, un trait sur le passé. Raison pour laquelle il a également prétendu n’avoir jamais parlé de cette caisse noire ni à son prédécesseur Karel Van Miert ni à Carla Galle. La justice a, toutefois, eu du mal à avaler la couleuvre.

Fin mars 1995, Frank Vandenbroucke, jeune vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, présente sa démission. Trois mois plus tard, le parquet de Liège demande la levée de son immunité parlementaire. Vandenbroucke entre dans l’oeil du cyclone. Il se fait oublier en se retirant, de 1996 à 1999, pour étudier à l’université d’Oxford, en Grande-Bretagne. Il ne sera finalement pas inculpé. Lors de la clôture de l’instruction à Bruxelles, on ne parle plus de lui. Et, six mois avant les réquisitions du parquet en janvier 2000, Guy Verhofstadt lui demande d’entrer dans son gouvernement, après s’être enquis auprès du procureur du roi de Bruxelles, Benoît Dejemeppe, des risques de poursuites à l’encontre de son futur ministre des Affaires sociales.

Bref, le boulet judiciaire aura juste sifflé aux oreilles de Van Miert, Vandenbroucke et Tobback, les trois anciens présidents successifs du SP, aujourd’hui rebaptisé SP-A. Cette fois, les hommes de l’ombre trinquent seuls. Etienne Mangé, lui, se retrouve même, pour la seconde fois, sur le banc des prévenus. Celui qui fut président de La Poste (jusqu’à son arrestation, en février 1995) a déjà été condamné par la Cour de cassation à un an de prison avec sursis pour corruption passive, à l’issue du procès Agusta, au cours duquel son épouse s’était suicidée en boutant le feu à sa maison.

N’a-t-il pas suffisamment payé ? Dès l’ouverture du procès le 20 février, le ministère public ne s’y est pas trompé en demandant une suspension du prononcé de la condamnation à son égard, estimant que le délai raisonnable des poursuites est dépassé. Le procureur a, par contre, requis un an de prison avec sursis pour Carla Galle qu’il tient pour responsable du retard de la procédure, en raison des finesses juridiques dont elle a joué. Ce procès Agusta-bis ne devrait pas donner lieu à de nouvelles révélations. Les barons socialistes flamands peuvent dormir tranquille…

Thierry Denoël

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