Le principe de précaution : une nécessité

Il y a peu, j’ai eu l’occasion de voir un documentaire sur l’influence de l’élevage intensif des saumons sur les poissons sauvages. L’élevage des saumons est réalisé dans des enclos en mer délimités par de simples filets. Le nombre élevé de poissons par enclos entraîne l’apparition de nombreuses maladies. Ce problème écologique, déjà grave, va plus loin. Les germes et parasites passent librement au travers des filets pour se répandre dans la mer où ils infectent les poissons sauvages. Des études scientifiques ont confirmé que ces élevages provoquent indirectement une extinction des saumons sauvages. Par souci d’équité, la parole a également été donnée aux directeurs d’exploitation. Les commentaires de l’un d’entre eux m’ont littéralement fait bondir. Selon lui, les scientifiques ne possèdent pas de certitudes. Il n’y a donc aucune raison d’arrêter les élevages intensifs : laissons faire et nous verrons ce qu’il adviendra.

En tant que scientifique et individu attentif à l’environnement, cette attitude m’interpelle pour au moins trois raisons.

Premièrement, les scientifiques n’ont jamais de certitudes. La Science est un éternel questionnement. Cet argument ne peut donc être invoqué pour ignorer leurs mises en garde.

Deuxièmement, cette situation rappelle des cas de « laisser-faire » qui ont déjà conduit à des catastrophes: les contaminations aux PCB, l’introduction des farines animales dans l’alimentation animale, l’augmentation des rejets de gaz à effet de serre…

Troisièmement, l’attitude des éleveurs de saumon fait abstraction d’un principe élémentaire, appelé principe de précaution.

Question : pourquoi ce principe, pourtant si simple, a-t-il tant de difficulté à passer auprès du public et des décideurs du monde socio-économique ? Il s’agit probablement d’un manque d’information sur une réalité scientifique. Dans les systèmes complexes, une petite cause peut engendrer des effets spectaculaires. Ainsi, les physiciens savent que même des systèmes d’apparence aussi simple que des pendules oscillants peuvent conduire à des comportements compliqués allant jusqu’au chaos. Cet aspect fondamental des systèmes complexes rend difficile, voire impossible, toute prédiction quant à leur devenir à long terme.

Que dire alors de systèmes infiniment plus complexes comprenant un nombre fantastique de particules (notre atmosphère, par exemple) ? Que dire de systèmes formés d' »êtres vivants » capables d’adaptation, comme les sociétés humaines et animales, l’économie…) ?

Ainsi, il nous est actuellement impossible de prédire avec de bonnes chances de succès l’influence réelle de la libération de quantités astronomiques de dioxyde de carbone sur la dynamique de l’atmosphère, ou le rôle de la libéralisation des marchés sur l’économie mondiale.

J’aimerais poursuivre avec une remarque triviale: le principe de précaution ne s’applique qu’à l’homme. Pour bien comprendre cette remarque, considérons un système constitué de prédateurs et de proies. Si, par un manque de clairvoyance, les prédateurs déciment presque entièrement leurs proies, la Nature va cruellement se charger de corriger « le tir » en affamant les prédateurs qui risquent de disparaître à leur tour. Bien entendu, la lente évolution de la vie sur terre a mis en place des mécanismes de régulation permettant à l’écosystème de fonctionner. Bien entendu, les hommes sont différents des prédateurs du règne animal. Nous possédons une formidable capacité d’action sur notre environnement, une extraordinaire adaptabilité et surtout une capacité de raisonnement qui nous amène à essayer de prédire les conséquences de nos actes. Les hommes ont donc le devoir d’essayer de comprendre avant d’agir et, dans l’ignorance des résultats potentiels de leurs actes, il leur est recommandé de « marcher sur des oeufs ». Je pense que tout un chacun sera d’accord pour dire que l’histoire est jalonnée d’exemples où, au contraire, l’humanité a agi sans réfléchir aux conséquences de ses actes. Bien sûr, nous pouvons toujours invoquer notre ignorance partielle des lois de la nature, tellement complexe, et l’obligation d’avancer toujours plus loin, toujours plus vite avec, pour seul objectif, la croissance.

A l’heure où des questions abordant des thèmes tels que le clonage humain, les manipulations génétiques, l’arrêt du nucléaire ou la mondialisation économique sont discutées, il me semble fondamental et urgent de situer correctement le principe de précaution. Quand nous agissons sur notre environnement, la complexité de celui-ci nous empêche très souvent de prévoir les conséquences de notre action sur l’écosystème. La reconnaissance du principe de précaution est d’autant plus essentielle que l’aveuglement des pouvoirs publics à reconnaître l’existence d’un risque potentiel, malgré de fréquentes mises en garde, ne fait que croître.

par Pascal Damman, chercheur qualifié du FNRS, université de Mons-Hainaut

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