Rosanne Mathot

Le pauvre et l’évêque

Où il est question d’un déjeuner pascal et d’un va-nu-pieds aux insolites attributs.

–  » Bertrand, où est mon pauvre ?  »

–  » Lequel ?  » demanda le cuisinier du Geyser à l’évêque.

–  » Celui qui doit manger le gigot d’agneau avec moi. C’est la coutume.  »

–  » Celui de l’année dernière est mort. De faim, je crois.  »

–  » Le con. L’ingrat !  »

–  » De fait, votre Excellence, il était fort maigre.  »

–  » M’enfin, vous n’allez pas me faire croire qu’il n’y a plus de pauvres dans ce pays !  »

–  » Oh, si ! Il y en a. A la pelle.  »

–  » Eh bien appelez, Bertrand, appelez !  »

–  » C’est-à-dire que ce n’est pas vraiment l’usage. De plus, puis-je me permettre de respectueusement faire remarquer à son Excellence que son gigot refroidit ?  »

–  » Je veux mon pauvre. Point ! Que serait l’Eglise sans ses pauvres, hein ? Je vous le demande. Surtout par les temps qui courent. Nos prêtres font la queue aux tribunaux. Nos nonnes font des piquets de grève. Les abbayes sont cambriolées et les cathédrales flambent.  »

Quelques minutes s’écoulèrent dans un silence crucifiant. On se souviendra longtemps du regard consterné que s’échangèrent Paula la serveuse et Le Fleuri, le chef de salle. Puis, le cuisinier réapparut, l’air réjoui.

–  » Que son Excellence se rassure : j’en ai trouvé un, juste devant la porte !  »

–  » C’est pas trop tôt. Il est bien ?  »

–  » C’est un va-nu-pieds aux longs cheveux crasseux.  »

–  » L’a-t-on lavé, au moins ?  »

–  » Il n’a pas souhaité l’être. Il a évoqué une baignade dans le Jourdain avec un baptiste.  »

L’évêque sortit illico de sa soutane un spray parfumé. On entendit bientôt un vigoureux sproutch suivi d’une odeur de citron synthétique. Puis, des brumes acidulées surgit, comme dans un rêve, une tête bouclée surmontée d’une belle auréole dorée.

Un nez aguerri aurait aussitôt identifié ladite auréole comme étant un fromage chipé à Maredsous. Mais la frisque vivacité du désodorisant n’autorisait aucunement cette précision.

–  » Prenez place, mon fils « , ordonna le prélat à son pauvre, avant de lui demander ce qui l’avait amené au Geyser.

–  » Je m’en reviens de Maredsous (1) et j’ai rendez-vous ici avec la mienne soeur (2). Disons que j’ai de vagues soucis… de fille « , dit le maigrichon crollé, en desserrant le cordon qui retenait le linceul drapant son corps blême. Ce faisant, une dodue paire de seins jaillit à la figure de l’évêque.

–  » Sacredieu ! Mais où diable avez-vous attrapé ça ?  »

–  » A l’hôpital de Lessines, Monseigneur (3).  »

–  » Quelle horreur !  »

–  » N’exagérons pas. Ce ne sont que des seins. Voulez-vous que je vous parle de mes quatorze prépuces (4) ?

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer à 20 h 15, sur la Une…

(1) Selon le parquet de Namur, un morceau de la table ayant accueilli le dernier repas du Christ a été dérobé à l’abbaye de Maredsous, fin mars dernier.

(2) En 2015, Jaco Van Dormael a sorti Le Tout Nouveau Testament, un film dans lequel Dieu habite à Bruxelles et a deux enfants, Jésus et sa soeur, Ea.

(3) L’hôpital Notre-Dame à la rose, à Lessines, possède un tableau du xvie siècle représentant un Christ doté de seins et d’un bassin féminin.

(4) Au Moyen Age, 14 églises européennes disaient détenir le saint Prépuce, dont celle d’Anvers.

Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité.

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