© GETTY IMAGES

Le pari d’une rentrée normale

Avec le retour en classe, ce sont les enfants, non éligibles à la vaccination, et les adolescents, trop peu vaccinés, qui sont en première ligne. Des directeurs, enseignants, experts redoutent une accélération de la circulation du virus. Ils craignent que les écoles deviennent l’un des principaux réservoirs du variant Delta.

Une rentrée la plus normale possible, même sous la menace du variant Delta. Et, avec elle, la volonté de retrouver « l’école presque comme avant », de sortir d’une atmosphère cafardeuse, gagne les parents, les élèves et la communauté éducative. On ira donc en cours à temps plein, en effectifs complets, sans masque lorsqu’on est assis, « presque comme avant » – en Wallonie et en Flandre du moins, puisqu’à Bruxelles, c’est port du masque pour tout le monde, en intérieur. Malgré tout, les politiques, et les experts en tête, savent que cette deuxième rentrée sous Covid se présente comme un virage délicat, un moment fragile. Ils redoutent une accélération de la diffusion du virus après le retour des enfants et des adolescents dans le milieu clos des salles de classe. Les mesures prises pour limiter la circulation virale pourraient en effet ne pas suffire. Le protocole sanitaire, de niveau 2 sur les quatre échelons possibles, demeure inchangé, soit celui en vigueur avant les vacances d’été. Sur la gestion des cas positifs et des cas contacts, le protocole reste le même: deux cas de Covid entraînent la fermeture de la classe. Or, du terrain et auprès des scientifiques interrogés, il revient que des points sont source de tensions et d’inquiétudes.

A Bruxelles, le schéma vaccinal complet ne concerne que 24% des 12-17 ans, contre 56% en Wallonie.

Le masque, d’abord. En secondaire, dans les écoles bruxelloises, des directeurs et des enseignants se disent « fatigués », « lassés » de le garder des heures durant. Les adolescents, eux, « se jouent des règles », raconte un chef d’établissement. Ils se fréquentent hors de l’école, sans masque et sans distanciation. On en voit s’échanger, se prêter leur masque. « J’entends des collègues et des élèves dire qu’ils le mettront moins que l’an dernier. Il y avait déjà un relâchement en juin. »

Dans le primaire, les écoliers, en revanche, sont dispensés de masque en Wallonie et à Bruxelles. Ce qui suscite des questionnements dans les cercles enseignants et parmi les parents. Ce qui inquiète Eric Delbecque, enseignant dans la capitale – et il assure ne pas être le seul dans le cas – , ce sont les élèves revenant de zones rouges, qui viendraient à l’école en étant cas contact, voire cas positif. Ne faudrait-il pas alors que les moins de 12 ans, non éligibles à la vaccination, se protègent la bouche et le nez, voies principales de transmission d’un variant Delta bien plus contagieux que son prédécesseur, le variant Alpha, et circulant intensément parmi les enfants et les adolescents?

Selon les données de Sciensano, le taux de positivité des 0-9 ans est élevé: 9,7% alors qu’il est de 5% à l’échelon national, bien que ce chiffre serait à nuancer. Les tout-petits ne sont pas ceux qui se font le plus tester. Sur 304 111 tests réalisés entre le 17 et 23 août, 13 523 l’ont été sur des enfants âgés de 0 à 9 ans et 1 311 étaient positifs.

Le variant Delta conduit Antoine Flahault, professeur de santé publique à l’université de Genève, à « réévaluer les données jugées rassurantes sur la transmission entre enfants ». Par ailleurs, diverses études suggéraient, jusqu’à présent, que la majorité des cas passaient sous le radar, 70% des moins de 10 ans étant asymptomatiques, contre 50% dans la tranche 10-20 ans – à comparer aux 30% à 40% chez les adultes. La question de la transmission invisible vers leur entourage est donc posée. « La donne a changé avec ce variant très contagieux, ce qui pourrait conduire à plus de contaminations d’enfants vers les adultes », souligne Antoine Flahault. Ailleurs, on revoit sa doctrine. Israël a étendu son pass sanitaire aux enfants dès 3 ans, tandis que l’Association américaine de pédiatrie (AAP) recommande le port du masque à l’école dès 2 ans.

Le pari d'une rentrée normale
© REUTERS

A côté de certains assouplissements concernant le port du masque, que des experts regrettent, la cantine scolaire fait l’unanimité contre elle. Il s’agirait du moment le plus risqué: ça parle fort, ça crie, ça favorise la promiscuité. Des repas chauds pourront à nouveau être servis, mais en évitant « autant que possible » le brassage des élèves.

Le même raisonnement tient pour la récréation où tous les élèves peuvent ôter leur masque et où « c’est impossible d’exiger que les enfants ne s’approchent pas très près les uns des autres », reconnaît un directeur.

Autre point, ensuite: la ventilation et l’aération manuelle des locaux scolaires. Le sujet est source de tensions depuis plusieurs mois. Si le maintien des mesures renforcées d’aération reste inscrit dans la circulaire ministérielle, ces outils sont aujourd’hui simplement recommandés. « Ça devrait être la règle », estime Roland Lahaye, secrétaire général de la CSC Enseignement. Certaines écoles n’attendent pas une éventuelle obligation. A Tubize, par exemple, la commune a équipé ses classes, salles des profs, salles de gym et réfectoires en capteurs de CO2. Mais, selon Emmanuel Fayt, secrétaire permanent communautaire au Setca-Sel, « dans beaucoup d’établissements du libre », la consigne est une « gageure ». Il est rejoint par d’autres acteurs de la communauté éducative, qui pointent que la prévention de la transmission aéroportée reste largement insuffisante dans ce protocole, qui n’a pas évolué en dépit d’un virus plus fortement transmissible. Alors que, cet été, l’Irlande et le Québec ont équipé toutes les classes de détecteurs de CO2, pendant que New York, Philadelphie et Francfort installaient des purificateurs dans les leurs. La Finlande, l’Autriche, des Länder allemands et des Etats américains financent également l’installation de ces dispositifs.

Reste enfin la question des tests, recommandés par les experts du Gems, l’organe consultatif du gouvernement. Selon eux, il faut pouvoir proposer dans le secondaire un screening régulier des élèves et du personnel enseignant (une fois par semaine, si c’est un test PCR salivaire, deux fois par semaine, si c’est un test antigénique). « Un screening devrait être offert à tous, mais sera le plus utile pour les individus non vaccinés », détaille Erika Vlieghe, infectiologue et présidente du Gems. Le dispositif actuel ne met pas de tests à la disposition des élèves. A eux d’aller se faire tester. Que faire alors des élèves non testés qui viendraient en cours?

Les enquêtes, pourtant, montrent que la fréquence des tests et l’adhésion des élèves sont des éléments clés. Ainsi, selon les derniers calculs de Vittoria Colizza, directrice à l’Institut de santé publique français et spécialisée dans la modélisation des épidémies, un dépistage hebdomadaire auquel se soumettrait un élève sur deux permettrait de maîtriser la circulation du virus en ne plaçant en quarantaine que les élèves testés positifs. Dans le primaire, le dépistage apparaît aussi incontournable.

La stratégie francophone repose désormais presque exclusivement sur la vaccination des 12-17 ans. A Bruxelles, en tout cas, on rentre avec moins de sérénité. Le schéma vaccinal complet n’y concerne que 24% des 12-17 ans, contre 56% en Wallonie. Trois quarts de la population scolaire, en secondaire, ne sont pas encore vaccinés, même si, évidemment, cette estimation varie d’une commune à l’autre, d’un quartier à l’autre. Certes, dans les 125 écoles francophones et auprès des 82 000 élèves, les autorités sanitaires déploient un plan d’attaque: les sensibiliser avec l’aide de scientifiques et de médecins, fournir les doses de vaccin, puis les vacciner à l’intérieur de leur établissement. L’ objectif est de toucher également les parents et les enseignants non vaccinés – aucun chiffre concernant cette population ne peut être livré. Autant dire que cela ne se fera pas à la vitesse de l’éclair tant l’écart régional est abyssal. « Durant les prochaines semaines, le nombre d’infections va recommencer à augmenter et des classes vont à nouveau fermer. Ce bien plus souvent à Bruxelles », réagit Emmanuel André, microbiologiste à la KU Leuven.

Le pari d'une rentrée normale
© BELGA IMAGE

Mais à quel point le virus est-il dangereux pour les enfants ? L’inquiétude est portée par les chiffres observés aux Etats-Unis, où le nombre de cas chez les moins de 18 ans s’est envolé pendant l’été, approchant un pic de l’hiver passé. Les hospitalisations ont aussi atteint un record, poussant, depuis lors, les autorités sanitaires à recommander le port du masque dès l’âge de 2 ans. La situation se révèle particulièrement critique dans les Etats du sud, moins vaccinés et où la rentrée des classes a eu lieu, à la mi-août, sans masque. Les données manquent sur le profil des jeunes patients mais, selon certains scientifiques, la gravité des cas pourrait être liée à la fréquence plus élevée de pathologies comme le diabète ou l’obésité qui sont des facteurs de risque importants. D’autres signaux alarmants sont venus du sud de la France et des territoires d’outre-mer. Des hôpitaux de Guadeloupe, de Martinique ou de Provence-Alpes-Côte d’Azur alertent sur l’augmentation du nombre de bébés et d’enfants covidés dans leurs services.

Le virus s’adapte et se déplace vers la population située dans l’angle mort de la vaccination.

On le sait, deux facteurs renforcent aujourd’hui la fragilité des enfants: la contagiosité accrue du variant Delta et la vaccination des classes d’âge plus vieilles, mieux vaccinées qu’eux, qui accroît de ce fait la pression du virus sur eux. Autrement dit, le virus s’adapte et se déplace vers la population située dans l’angle mort de la vaccination. « Il faut donc s’attendre à une nette augmentation du nombre de cas chez les enfants », poursuit Emmanuel André. Et avec un nombre plus important de cas, les hospitalisations devraient augmenter elles aussi, mécaniquement. Antoine Flahault l’explique par une image: dans une pyramide, plus la base est large, plus le sommet s’élargit. Malgré la plus grande transmissibilité de Delta, les pédiatres ne s’attendent pas à voir leurs services submergés et ne rapportent pas de cas plus sévères de Covid-19. En Belgique, pour l’heure, aucun enfant atteint par la Covid n’est hospitalisé. Aussi, selon Sciensano, en 2020, les petits représentent à peine 1% des hospitalisations, encore moins en soins intensifs. Les décès demeurent extrêmement rares.

Jusqu’ici, d’ailleurs, les enfants ont été épargnés par les formes graves de la maladie, comme souvent dans les cas d’infections respiratoires. Les scientifiques ne savent pas encore avec certitude pourquoi ils sont préservés. Dans le cas de la Covid, plusieurs pistes sont à l’étude. La première explore l’éventuelle immunité que confèrent les petites infections d’autres coronavirus habituelles chez l’enfant. La première ligne de défense contre les virus, appelés interférons, serait dès lors plus efficace, puisqu’ils font souvent des infections virales. La deuxième serait que les récepteurs permettant au virus d’entrer dans les cellules ne sont pas les mêmes chez les petits que chez les adultes. Enfin, il semble que ce qui fait la gravité de la maladie n’est pas tant le caractère pathogène du virus que la façon dont l’adulte réagit à l’infection. Sa réaction immunitaire est parfois beaucoup plus sévère et, finalement, inadaptée. Chez des adultes gravement atteints, on remarque la présence d’anticorps anti-interférons, empêchant leur action. En revanche, en avançant vers l’adolescence, on s’approcherait des formes observées chez les adultes. Existe-t-il une différence, sur le plan immunitaire, entre les adolescents et les enfants plus jeunes? Peu de données scientifiques permettent pour y répondre. Mais, évidemment, le sujet ne passe pas d’un coup des formes de l’enfant aux formes de l’adulte, et l’adolescence est probablement une période de transition entre les deux.

Si le maintien des mesures renforcées d'aération reste inscrit dans la circulaire ministérielle, ces outils sont aujourd'hui simplement recommandés.
Si le maintien des mesures renforcées d’aération reste inscrit dans la circulaire ministérielle, ces outils sont aujourd’hui simplement recommandés.© ISOPIX

Rassurant? Pas forcément. D’abord parce que les plus jeunes peuvent être touchés par une Covid longue. De récentes études, dont une publiée le 3 août dans la revue scientifique Lancet Child & Adolescent Health, montrent qu’ils peuvent présenter des symptômes persistants. Sur 1 734 enfants positifs avec des symptômes, la durée moyenne de la maladie est de six jours. Seuls 25 d’entre eux (1,8%) seraient concernés par une Covid longue (56 jours). Des travaux britanniques évoquent 4 à 8% des enfants. Les estimations restent discutées, mais leur réalité n’est pas remise en cause, avec des conséquences sur leur santé mentale.

Ils peuvent aussi faire des complications. Depuis le début de l’épidémie, Sciensano recense cent trente-quatre cas de syndrome inflammatoire multisystémique pédiatrique (PIMS, en anglais) post-Covid. Les symptômes (rougeur des yeux, fièvre élevée, éruption, signes digestifs…), avec, dans de nombreux cas une myocardite aiguë (inflammation du myocarde, principal muscle du coeur), qui peut être mortelle.

« Si on veut protéger les enfants et leur garantir une scolarité sereine, il est impératif de vacciner leur entourage, parents, femmes enceintes… », soulige Antoine Flahault. La priorité reste la vaccination des plus de 18 ans et notamment les 18-24 ans et les 25-34 ans, qui sont les adultes les moins vaccinés (70,7% et 72,5%). Mais l’expert pose déjà la question de la vaccination des moins de 12 ans. Elle ne devrait pas être ouverte avant 2022. Les essais cliniques de Pfizer et de Moderna chez les 5-12 ans doivent rendre leurs résultats à l’automne puis les agences réglementaires devront se prononcer. Car tant qu’il y aura des réservoirs d’individus non protégés, le virus continuera de circuler et, potentiellement, de muter. « Les enfants, mais aussi les adolescents, dont le niveau de couverture vaccinale n’a pas encore rattrapé celui du reste de la population représentent dès lors un très grand potentiel de contamination et ils vont peut-être même devenir l’essentiel du moteur des vagues à venir. » Finalement, « si le vaccin est le seul rempart, il faudra peut-être que les politiques envisagent sérieusement une obligation, sinon on risque d’être repartis pour un tour », affirme Roland Lahaye, président de la CSC Enseignement. « En tout cas, on ne peut pas l’écarter », conclut Caroline Désir, sa ministre.

Le pari d'une rentrée normale
© BELGA IMAGE

Le chiffre: 27 millions d’euros

Interrogée sur les retards scolaires accumulés par les élèves lors des confinements et de l’enseignement hybride, Caroline Désir livre quelques informations. On sait que, l’an dernier, il y a eu plus de redoublements et plus d’échecs. « On peut quand même se dire raisonnablement que l’on commence à accumuler du retard depuis deux ans », confirme-t-elle dans un entretien au Soir. Quant aux enseignants, beaucoup craignent de ne pas pouvoir rattraper les retards tout en avançant dans les nouveaux apprentissages. Pour limiter la casse, la Fédération Wallonie-Bruxelles a prévu, pour l’année 2021-2022, une enveloppe de 27 millions d’euros pour financer des « périodes Covid ». Il s’agit d’heures complémentaires pour de l’aide personnalisée, de la remédiation, du soutien pédagogique mais aussi social, assurées par des professeurs ou du personnel psychosocial. Chaque école recevra un minimum de deux périodes. Le hic: c’est un one-shot valable durant le premier trimestre. Nombreux auraient souhaité que le dispositif s’étende jusqu’à juin.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire