Le (p)résident s’incruste

En mai 2007, l’ancien président français Chirac et son épouse emménageaient à titre  » très provisoire  » dans un appartement avec vue sur le Louvre, prêté par leurs amis libanais Hariri. Ils y sont toujours. Révélations sur cette installation envisagée, semble-t-il, bien avant leur départ de l’Elysée.

En France, le provisoire est éternel.  » Balzac, fin observateur des faiblesses de la condition humaine, l’avait déjà souligné : le temps s’écoule au rythme des puissants. Ainsi, depuis plus de vingt mois, et son départ de l’Elysée, le 16 mai 2007, le couple Chirac réside-t-il dans un somptueux appartement situé en front de Seine, au 3, quai Voltaire, dans le très chic VIIe arrondissement de Paris. Un logement qui appartient à la famille de l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, tué dans un attentat, à Beyrouth, en février 2005.

Au printemps 2007, Le Parisien souligne les conditions particulièrement opaques de cette faveur accordée aux Chirac. Ces informations déclenchent une polémique. Comme le feu couve, et qu’il faut l’étouffer au plus vite, la lance à incendie prend l’allure d’un communiqué, ciselé au mot près, adressé à l’Agence France-Presse (AFP), le 24 avril :  » Compte tenu des obligations qui sont les leurs, M. et Mme Chirac n’ont pas encore eu le temps de trouver leur logement. Ils occuperont à titre très provisoire un appartement quai Voltaire qui leur est prêté par M. Ayman Hariri [NDLR : l’un des fils du dirigeant libanais], le temps de trouver leur domicile définitif.  » Depuis, les saisons ont passé, l’eau a coulé sous le pont, tout proche, du Carrousel, les Chirac sont toujours là. Et l’enquête du Vif/L’Express retraçant le roman vrai de cet appartement d’exception permet de douter en partie de la version avancée à l’époque par l’ex-président de la République…

Malgré les échos d’une circulation dense et une exposition nord-est, limitant l’ensoleillement, il fait sans doute bon vivre dans ces 396 mètres carrés – et non 180 comme évoqué dans un premier temps par de nombreux médias. La vue embrasse la façade du Louvre et file le long du fleuve.  » Les trois pièces de réception donnant sur la Seine sont dotées d’une hauteur sous plafond exceptionnelle, souligne un bon connaisseur des lieux. Elles offrent une vue splendide à la nuit tombée, quand s’allument les obélisques du pont du Carrousel. « 

Le  » document hypothécaire normalisé  » de la Direction générale des impôts détaille ces huit pièces :  » Deux entrées, un office, un séjour, un salon, une salle à manger, cinq chambres, deux cuisines, trois salles de bains, une salle d’eau, un rangement, trois débarras, trois WC, une pièce, dégagements et balcon.  » Il faut y ajouter un entresol de 31,6 mètres carrés (avec cuisine, séjour et alcôve), ainsi qu’une cave, un garage et l’emplacement d’un véhicule dans la cour pavée. Mieux vaut cependant ne pas s’y aventurer en talons hauts, tant elle est de guingois, à l’image du vieil escalier de service. Pour les colocataires, l’arrivée des Chirac a eu au moins un avantage : le remplacement, aux frais d’une société des Hariri, de la vieille porte cochère, vrillée et vermoulue, par une copie à l’identique, en chêne massif, disposant d’un système moderne d’ouverture automatique.

Ayman sensible au charme du Quartier latin

L’histoire récente de cet appartement est en soi riche en péripéties. De 1990 à 2000, il a été occupé par des bureaux du groupe de luxe LVMH, qui y avait installé une équipe chargée de créer une ligne de vêtements. Mais la distribution des lieux se prêtait peu à un usage professionnel. En 2000, quand un voisin se propose de l’acheter, LVMH saisit l’occasion. Aussi incroyable que cela paraisse, l’acquéreur vise en fait les cinq… parkings dépendant du logement ! Pour eux, il est prêt à mettre le prix. En 2000, il s’offre donc l’ensemble (appartement + places de stationnement) pour l’équivalent de 3 201 430 euros actuels. Il ne sait pas encore qu’il vient de réaliser une affaire exceptionnelle.

Dans le courant de l’année 2001, les Hariri recherchent en effet un nouveau  » pied-à-terre  » à Paris et sollicitent une agence spécialisée dans l’immobilier de luxe. Bien sûr, ils disposent déjà, à deux pas du Trocadéro, d’un magnifique hôtel particulier, dont la légende dit qu’il fut occupé par Gustave Eiffel afin de surveiller les travaux de  » sa  » tour. Mais ils prospectent, une fois n’est pas coutume, hors de leurs quartiers favoris.

Après avoir envisagé un temps d’acquérir un 300-mètres-carrés situé côté soleil, place des Vosges, ils finissent par opter pour un autre quartier. Un proche de la famille, interrogé par Le Vif/L’Express, explique ce choix par le parcours de l’un des fils de Rafic Hariri, Ayman. Selon cette source,  » Ayman avait fait une partie de ses études à Paris avant de les prolonger à l’université Georgetown, à Washington. Son père souhaitait le voir rentrer en France pour favoriser les affaires familiales. Il fallait donc lui trouver un pied-à-terre. Il était sensible au charme du Quartier latin, qu’il avait fréquenté dans sa jeunesse « …

Deux spécialistes de l’immobilier haut de gamme, Belles Demeures et l’agence Féau, proposent alors le 3, quai Voltaire. A l’époque, le représentant des Hariri explique que le logement en question sera destiné à l’une des filles (et non à un fils) de son patron. En tout cas, l’appartement, même en mauvais état et transformé en bureaux par LVMH, plaît.

Quand Bernadette Chirac visitait les lieux

Les Hariri ne mégotent pas sur le prix. En juin 2001, leur groupe, par l’intermédiaire de sa filiale immobilière de l’époque, la Fradim, crée spécialement une société civile immobilière (SCI), baptisée  » 3, quai Voltaire « . Et, le 14 septembre 2001, la SCI règle comptant 29 000 000 de francs français (4 421 021 euro). Un prix supérieur à ceux du marché : selon plusieurs professionnels, le quartier à l’époque n’était pas surcoté. Aujourd’hui, un tel  » pied-à-terre  » vaudrait de 6 à 8 millions d’euros. Seul problème : une bataille homérique s’engage avec l’ancien propriétaire, qui a pourtant réalisé une confortable plus-value (1,2 million d’euros en un an). Ce dernier se fait prier pour revendre deux des cinq parkings si chèrement acquis !

Les clauses du bail sont claires : la SCI loue les lieux à Ayman Hariri. Celui-ci, qui dispose d’une des plus grosses fortunes mondiales, entreprend ensuite d’importants travaux afin de rafraîchir les lieux. Ils dureront de longs mois. Mais, curieusement, ce logement de rêve ne sera jamais occupé… jusqu’à l’arrivée, en mai 2007 – soit près de six années plus tard – de Bernadette et Jacques Chirac.  » Ayman s’est marié, avance un proche de la famille. Il s’est ensuite installé avec son épouse en Jordanie, puis il a pris la direction du groupe Hariri en Arabie saoudite. Il n’avait donc plus un besoin urgent de cet appartement, qui est resté vacant. Il était tout à fait normal, du fait des relations anciennes entre les deux familles, d’aider l’ancien président français. Ce sont des gestes de solidarité courants dans le monde arabe. « 

Il pourrait bien sûr exister une autre explication à cette vacance inhabituelle. L’appartement n’a-t-il pas été acheté, en 2001, en vue d’héberger le couple Chirac après son départ de l’Elysée ? La situation politique de la France cette année-là peut le laisser penser. Lorsque les Hariri décident d’acquérir l’appartement, en juin, rien n’est joué pour la présidentielle de 2002 : les sondages donnent Lionel Jospin et Jacques Chirac au coude à coude. En cas de défaite, et d’abandon de la politique, celui qui fut toujours un  » résident de la République  » – de l’hôtel de ville de Paris à l’Elysée, en passant par Matignon, sera obligé de se trouver un  » chez lui  » parisien. L’appartement des Hariri tomberait alors à pic.

Cette hypothèse, qui met à mal la version du communiqué diffusé en avril 2007, est renforcée par un témoignage recueilli par Le Vif/L’Express. Un voisin du 3, quai Voltaire indique en effet avoir rencontré Mme Chirac, accompagnée de son officier de sécurité, quelques années avant l’emménagement du printemps 2007.

Le Vif/L’Express a sollicité le commentaire de Jacques Chirac sur l’ensemble de ces éléments, y compris sur la visite de son épouse. Par le biais de son attachée de presse, Bénédicte Brissard, l’ancien président a opposé une fin de non-recevoir à notre démarche.  » Tout ceci relève d’un domaine strictement privé, indique sa collaboratrice. Un chef d’Etat ayant quitté ses fonctions a droit à une vie privée comme tout un chacun. Quant à l’aspect provisoire de l’installation, nous répétons que cette situation n’a pas vocation à être définitive. « 

La mise à disposition d’un tel appartement appelle pourtant quelques questions légitimes s’agissant d’un ex-chef de l’Etat français bénéficiant d’une retraite de l’ordre de 15 000 euros mensuels et d’un patrimoine important. D’après le communiqué d’avril 2007, le logement est  » prêté « , ce qui signifie qu’il est mis à disposition à titre gratuit. Même générosité vis-à-vis de la fiscalité : selon nos informations, la taxe d’habitation est réglée par le locataire en titre, Ayman Hariri.

Jacques Chirac se retrouve ainsi dans une situation inédite sous la Ve République. L’ancien président en a lui-même convenu en soulignant le caractère transitoire et provisoire de cet hébergement.

Éric Pelletier et Jean-Marie Pontaut

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