Le nombril de Sharon

Les derniers événements rappellent combien la diplomatie d’Israël est liée à des préoccupations de politique intérieure

Dix morts et 35 blessés palestiniens, 250 arrestations de « terroristes » présumés, ainsi que la saisie de plusieurs centaines d’armes de poing, de missiles et de charges explosives. Tel était, au début de la semaine, le bilan – présenté comme « positif » – de l’invasion de la partie arabe d’Hébron (80 % de la ville) lancée dans la nuit de dimanche à lundi pour riposter à l’attaque de la colonie juive d’Adora perpétrée, quelques heures auparavant, par un commando du Hamas (4 morts et 7 blessés israéliens).

Selon le ministre israélien de la Défense, Binyamin Ben Eliezer, Tsahal (l’armée de l’Etat hébreu) « n’a aucune intention de rester éternellement à Hébron. Elle s’en retirera lorsqu’elle aura fini de démanteler l’infrastructure terroriste locale ». Pour la plupart des commentateurs israéliens, cette opération préfigure en tout cas ce qui risque de se produire de manière récurrente dans les semaines à venir. « Plutôt que d’organiser des opérations massives semblables à celle que nous avons connue sous le nom « Rempart de protection », Tsahal va multiplier les incursions limitées dans les villes palestiniennes », explique le chroniqueur militaire Ron Ben Ychaï. « L’état-major agira en fonction des nombreux renseignements recueillis auprès des centaines de Palestiniens arrêtés depuis le 29 mars (date du déclenchement de l’opération « Rempart de protection ») et des unités spéciales interviendront aussi bien dans les grandes villes que dans les villages isolés. »

Soutenue par les trois quarts de l’opinion israélienne, cette politique de fermeté se poursuivra même lorsque Yasser Arafat aura retrouvé son entière liberté de mouvement et que l’Autorité palestinienne aura recommencé à fonctionner vaille que vaille. Car Ariel Sharon a déçu une partie de son électorat en acceptant, dimanche 28 avril, la proposition du président américain George Bush prévoyant la levée du siège de la Moukhata (le quartier général de Yasser Arafat) moyennant la livraison à des agents américains et britanniques des assassins du ministre israélien du Tourisme Rehavam Zeevi, qui s’étaient réfugiés auprès du président palestinien. Critiqué par une partie de son gouvernement et par de nombreux députés de sa « majorité d’union nationale », qui lui reprochent d' »avoir cédé trop facilement aux pressions américaines », le Premier ministre cherche donc à regagner des points en autorisant les incursions du type de celle déclenchée à Hébron.

L’enjeu de ces opérations limitées n’est pas seulement militaire: il est surtout politique. En effet, Ariel Sharon n’oublie pas que le comité central de son parti, le Likoud, se réunira à la mi-mai pour examiner l’action de ses ministres au sein du gouvernement et pour préparer la désignation du candidat de la droite aux prochaines élections législatives (prévues en 2003). Or, si le Premier ministre en titre est candidat à sa propre succession, son prédécesseur Binyamin Netanyahou brigue également le fauteuil. Toujours aussi populaire qu’il y a quelques années dans la rue israélienne, ce dernier bénéficie d’ailleurs du soutien de plus de la moitié du comité central. Pour le contrer, Sharon n’a pas d’autre choix que de rivaliser de dureté avec lui et d’agir en conséquence.

« Lorsqu’il était en fonction au milieu des années 70, le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger répétait volontiers qu’Israël n’a pas de politique étrangère mais seulement une politique intérieure ; et il avait raison », affirme Yaron Dekel, le spécialiste de la vie des partis à Kol Israël, la radio publique israélienne. « Car la plupart des positions prises par Sharon depuis son élection ne sont pas motivées par une vision stratégique à long terme, mais par le désir de séduire les membres du comité central de son parti et de barrer la route à son rival, qui fait de la surenchère en exigeant l’expulsion d’Arafat des territoires palestiniens, le démantèlement de l’Autorité palestinienne et la poursuite de l’invasion de la Cisjordanie jusqu’à une date indéterminée. »

Cette lutte pour le contrôle du Likoud explique aussi, en partie, le refus israélien de collaborer aux travaux de la mission des Nations unies chargée de recueillir des informations sur les événements qui se sont récemment mproduits à Jénine et dans son camp de réfugiés, au nord de la Cisjordanie. En effet, après avoir accepté le principe de cette enquête et annoncé qu’il y collaborerait, l’Etat hébreu a changé d’avis quelques heures plus tard en dénonçant, entre autres, le fait que cette mission « porterait atteinte à sa souveraineté » et que ses membres « ne sont pas des spécialistes de la chose militaire susceptibles de comprendre ce qui s’est passé durant les combats ».

Certes, l’état-major de Tsahal ne cache pas qu’il redoute que le rapport de cette commission puisse justifier une plainte pour crimes de guerre devant la Cour pénale internationale. Les officiers qui ont participé au « nettoyage » du camp de réfugiés palestiniens de Jénine ont d’ailleurs été assurés de bénéficier, le cas échéant, de l’aide juridique et judiciaire de l’Etat hébreu ainsi que de l’assistance des meilleurs avocats internationaux rémunérés par le budget israélien.

Cependant, si le gouvernement d’Ariel Sharon tente par tous les moyens de mettre des bâtons dans les roues de la mission, c’est d’abord parce que le noyau dur du Likoud a décidé qu’il en serait ainsi. Et que le Premier ministre (qui ne s’était pas opposé à la mise sur pied de la mission) est obligé de le suivre s’il veut obtenir le soutien du comité central de son parti en mai prochain.

Paradoxalement, selon les premières conclusions des organisations humanitaires présentes sur le terrain, le « massacre collectif » dénoncé par l’Autorité palestinienne n’a jamais eu lieu dans le camp de Jénine. Pour l’heure, les corps de 52 personnes (43 combattants et 9 civils) ont été retrouvés dans les ruines de la partie du camp où les combats ont été les plus acharnés. On est donc loin des « deux à trois mille morts » dénoncés.

En revanche, lorsqu’ils seront entendus par les experts des Nations unies, les officiers de Tsahal auront sans doute du mal à expliquer pourquoi une centaine de bâtiments (sur les 2 000 que compte le camp) ont été rasés et pourquoi ils ont interdit durant onze jours l’accès des lieux aux organisations humanitaires internationales, alors que la population civile était privée d’eau, d’électricité, de nourriture et de soins médicaux.

Serge Dumont

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