Le naufrage letton

Hier champion européen de la croissance, le pays balte, aujourd’hui au bord de l’asphyxie, paie le prix d’une prospérité achetée à crédit. Et l’addition d’une classe politique largement corrompue.

de notre envoyée spéciale

Les tigres baltes sont entrés dans le long hiver de la crise. Ces dernières années, la Lettonie s’offrait une croissance à deux chiffres – plus de 12 % en 2006, un record au sein de l’Union européenne (UE). Inférieur à 5 %, son taux de chômage était l’un des plus bas d’Europe. Le crédit était généreux. L’inflation galopait, compensée par des hausses de salaires (30 % en 2007) que les syndicats d’Europe occidentale n’oseraient même pas revendiquer. Aujourd’hui, le pays figure parmi les Etats de l’Union les plus touchés par la récession. Elle pèse déjà sur la vie de chacun.

 » Depuis septembre 2008, les enfants bénéficiaient d’un repas de midi gratuit dans les écoles, raconte Ilze. A présent, il serait question de le supprimer. Les charges augmentent : l’an dernier, je payais 95 lats (135 euro) pour l’eau et le chauffage ; aujourd’hui, c’est le double.  » Les licenciements frappent.  » 8 sociétés de construction sur 10 sont en difficulté, et les pertes d’emplois dans cette branche, hier encore la plus dynamique, dépassent les 50 %, souligne le président de la Confédération des syndicats libres de Lettonie, Peteris Krigers. Le pays régresse vingt ans en arrière et nombre de jeunes veulent partir, espérant trouver un emploi ailleurs. « 

En novembre 2008, le pays a dû se résoudre, comme la Hongrie auparavant, à faire appel au Fonds monétaire international (FMI), qui lui a consenti un prêt de 7,5 milliards d’euros (dont quelque 3 milliards avancés par l’UE). Les versements s’étaleront jusqu’en 2011. Le tout assorti d’un plan d’austérité draconien – hausse de la TVA, coupes dans les dépenses budgétaires, amputation de 15 % des rémunérations dans le secteur public… Le 13 janvier, une manifestation contre le gouvernement et sa gestion de la crise – la plus importante depuis la restauration de l’indépendance, en 1991 – dégénère en affrontements violents. Quelques centaines de jeunes lancent des pavés contre les bâtiments du ministère des Finances et du Parlement (Saeima). La police charge. Bilan : une quarantaine de blessés et plus de 120 arrestations. La Lettonie, qui entretient une culture pacifique de protestation, est en état de choc. Aux yeux de beaucoup, l’élite au pouvoir porte la responsabilité de la situation.  » La crise économique sert de catalyseur à une crise politique déjà ancienne, constate Nils Muiznieks, directeur de l’institut de recherche sociopolitique de l’université de Lettonie. Ici, le taux de popularité des partis dirigeants est le plus bas d’Europe. Loin d’être des formations démocratiques, ce sont des instruments au service des menées affairistes de quelques puissants personnages. « 

La récession devrait atteindre 12 %

Dans les campagnes, les agriculteurs s’étaient endettés pour moderniser leurs exploitations. Ils ne parviennent plus à faire face. Fin janvier, plusieurs milliers d’entre eux, juchés sur leurs tracteurs, bloquent le trafic autour de Riga. Puis ils investissent la capitale, encerclent le ministère de l’Agriculture, réclamant la démission du ministre, Martins Roze, des aides de l’Etat, des prix garantis pour le lait – vendu à perte à une société publique – et un moratoire d’un an sur le remboursement de leurs crédits. Du jamais-vu. Roze cède à la pression et les autorités lâchent du lest.

La grogne sociale n’est pas près de s’apaiser.  » La méthode traditionnelle de négociation ne donne rien, constate Peteris Krigers. Nous avons averti les officiels et le FMI : il y aura d’autres manifestations, qui risquent de tourner comme celle de janvier. « 

En attendant, la Lettonie s’est retrouvée le 20 février sans gouvernement. Isolé à la tête d’une coalition au bord de l’éclatement, le Premier ministre, Ivars Godmanis, vétéran de la politique lettone, venait de rendre son tablier. Quelques jours plus tôt, le président Valdis Zatlers, un ancien médecin qui peine à s’imposer en tant que chef de l’Etat, lui avait retiré publiquement sa confiance. Sous réserve que sa nomination soit ratifiée le 12 mars par la Saeima, Valdis Dombrovskis, 37 ans, succédera à Godmanis. Ancien ministre des Finances et eurodéputé, il est issu de la Nouvelle Ere, un parti de centre droit, réputé moins corrompu que d’autres et opposant au cabinet sortant. A peine entrés en fonction, lui et ses ministres vont devoir réviser à la baisse le budget 2009 car la récession, de source officielle, devrait atteindre 12 % cette année. Expert des questions socio-économiques à la Swedbank, succursale d’un groupe suédois du même nom et première banque de Lettonie, Peteris Strautins estime que le recul du PIB pourrait même atteindre de 13 à 15 % et s’aggraver encore en 2010. Quoi qu’il en soit, Dombrovskis va devoir tailler plus avant dans les dépenses publiques, à l’aide de mesures forcément impopulaires. D’aucuns prédisent déjà qu’il tiendra sans doute jusqu’aux élections européennes de juin prochain, mais pas davantage.

 » C’est aussi sûr qu’à la banque « , dit un proverbe letton, antérieur à la période soviétique. Aujourd’hui, les certitudes n’ont plus cours. Les mésaventures en 2008 de la Parex, la deuxième banque privée du pays et la première pour les non-résidents, en témoignent. Fragilisée par des retraits massifs, elle est placée sous le contrôle de l’Etat puis nationalisée en décembre 2008. Il n’y avait guère d’alternative, dès lors qu’elle abrite les comptes d’entreprises publiques, d’institutions et de municipalités, dont la mairie de Riga. A sa tête, un nouveau président, Nils Melngailis, ancien directeur exécutif de Lattelecom, une ex-compagnie semi-publique dont il a fait le premier opérateur de la région balte en matière de téléphonie, Internet et télévision numérique. Sa tâche la plus urgente ? Rééchelonner un prêt syndiqué de 775 millions d’euros consenti à la Parex par plus d’une soixantaine de banques européennes pour la plupart et japonaises, qu’il faut convaincre une à une. La première tranche de remboursement était exigible en février dernier et le reste le sera en juin. Le naufrage a été évité, mais l’affaire continue d’agiter l’opinion :  » On ne connaît pas la situation réelle de la Parex, lance Jevgenijs, ni combien de fonds publics y ont été engouffrés. « 

Une classe politique déconsidérée

D’autres reprochent à l’Etat de n’avoir pas nationalisé assez vite – in extremis, d’importants clients, présumés russes, auraient retiré de 100 à 200 millions d’euros de l’établissement… La Parex s’était offert par le passé de coûteuses campagnes de relations publiques pour soigner son image à l’est de la Lettonie. Au point, souligne Nils Muiznieks, que les médias russes la présentaient comme  » la seule banque occidentale qui parle russe « ,  » l’offshore à nos portes  » (1).

 » En Lettonie, les deux tiers du secteur bancaire sont aux mains de groupes étrangers, avance Peteris Strautins. A eux seuls, les Suédois en contrôlent plus de la moitié.  » Une garantie, à l’en croire, de stabilité.  » Ces établissements ont, comme les autres, poussé à l’endettement, rétorque un syndicaliste. Même avec une mise de fonds dérisoire, parfois sans le moindre lats, on vous prêtait à 3 %. Aujourd’hui, les crédits sont à 12 %.  » Par ailleurs – et les banques n’y sont pour rien – l’absence de taxe sur la plus-value a facilité la création d’une énorme bulle spéculative :  » Des ministres en ont tiré parti pour s’enrichir, souligne Nils Muiznieks, comme des fonds d’investissement de l’Ouest et des affairistes de l’Est, qui blanchissaient ainsi leurs capitaux. Il y a deux ans encore, les appartements au centre de Riga devenaient plus chers qu’en plein c£ur de Berlin !  » Au printemps 2007, l’immobilier a commencé à se déprécier. Il a perdu aujourd’hui de 50 à 60 % de sa valeur. Les particuliers qui ont acquis un appartement restent avec leurs dettes sur les bras, souvent contractées en euros. Pour eux comme pour les entreprises, une dévaluation du lats serait un désastre.

Dans l’ambiance actuelle, l’opinion supporte de moins en moins la corruption.  » Les entreprises se plaignent d’avoir à verser des pots-de-vin aux politiciens, observe Zaneta Jaunzeme, présidente de la chambre de commerce et d’industrie. Pour en finir avec cette pratique et couper les liens entre le business et la politique, je ne connais qu’un moyen : instaurer un financement public des partis. « 

La récession pourrait-elle hâter les réformes politiques ?  » Si nous ne les réalisons pas maintenant, avertit Nils Muiznieks, nous aurons d’autres crises. Et, cette fois, la Lettonie risque d’en être seule responsable. « 

(1) Manufacturing Enemy Images ? Russian Media Portrayal of Latvia, Academic Press of the University of Latvia.

sylvaine pasquier; S. P., avec antoine jacob

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