LE NAUFRAGE D’UNE GRANDE IDÉE

I l arrive qu’un échec, passé plutôt inaperçu, dissimule une réelle défaite. Une semaine avant le sommet de Vilnius (28-29 novembre), consacré au  » partenariat oriental  » de l’UE, le président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, a fait savoir qu’il ne signerait pas l’accord d’association, assorti d’un vaste accord de libre-échange, et a ainsi porté un coup fatal aux ambitions de l’Union envers les pays de l’est du continent. Rien n’y a fait, ni les cinq années d’intenses négociations ni les perspectives carrément alléchantes pour 46 millions d’Ukrainiens de voir s’ouvrir un marché européen de 500 millions de consommateurs. La Russie de Vladimir Poutine a mis tout son poids dans la balance, en exerçant sur Kiev toutes les pressions et intimidations imaginables, pour contraindre l’Ukraine à rester dans son giron.

Le partenariat oriental est une grande et belle idée, née en 2009. C’était une initiative courageuse émanant de deux Etats, la Suède et la Pologne, consistant à faciliter les échanges économiques réciproques entre l’UE et les six pays concernés (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan). Las, sur les six pays, il n’en reste plus que deux à avoir pleinement souscrit au partenariat (la Moldavie et la Géorgie). En septembre dernier, l’Arménie a cédé au diktat russe en renonçant au partenariat et en décidant de rejoindre la future union eurasiatique, que Vladimir Poutine prévoit de concrétiser dès 2015.

De la déconvenue de Vilnius, trois leçons peuvent d’ores et déjà être tirées.

On ne peut pas agir dans ce qu’il faut bien reconnaître comme la sphère d’influence russe sans passer par une meilleure définition de la relation entre l’Europe et la Russie. Or chaque grand pays de l’Union a un lien spécifique avec la Russie, ne serait-ce que pour une question d’intérêts énergétiques (par exemple, l’Allemagne), ce qui va à l’encontre de l’élaboration d’une position commune – situation dont Poutine sait parfaitement tirer parti. Angela Merkel a résumé le problème en estimant qu’il fallait  » parler encore plus à la Russie « .

L’Europe doit tenir compte de façon plus approfondie des contextes nationaux, car l’aimant russe est plus puissant que celui de l’Union. Nul doute que l’opportuniste président ukrainien a cherché avant tout à se maintenir au pouvoir. Du coup, il a réveillé l’opposition et ranimé les pulsions libératrices de la révolution Orange de 2004, irrémédiablement réprimées. Mais ce n’est pas tout ; la vétuste industrie ukrainienne ne peut pas tourner sans le gaz russe. En Arménie, le blocus imposé par la Turquie (auquel l’Union européenne ne trouve piteusement rien à redire) enferme le pays dans une logique de survie qui le soude à la Russie. L’Azerbaïdjan n’a aucun intérêt stratégique à irriter les Russes ; la Biélorussie abrite un régime autoritaire qui fait figure de repoussoir. Restent deux Etats : la Géorgie proeuropéenne, qui, en toute logique, s’apprête à opérer un rapprochement avec Moscou après les fractures de l’ère Saakachvili ; et la Moldavie, également proeuropéenne, dont une partie substantielle du territoire, la Transnistrie, a fait sécession et se trouve sous contrôle militaire russe.

Il y a une Europe de l’Ouest et une autre située à l’Est ; leur sensibilité et leur mémoire diffèrent, ce qui provoque une schizophrénie dont l’Union ne peut se prémunir qu’en se dotant d’un projet clair et net. Au lieu de quoi, on a constaté une singulière apathie occidentale, qui découle de la vive impopularité engendrée par toute ébauche d’élargissement de l’Union. Il en résulte une épreuve de force entre l’Europe et la Russie, avec cette conclusion peu enthousiasmante : à défaut d’avoir su elle-même définir ses frontières géographiques et sa ligne d’horizon politique, l’Europe les voit fixées par la Russie.

par Christian Makarian

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