Le weekend du 15 août 1969, un demi-million de jeunes vivent l’ultime rêve hippie dans une prairie géante de l’Etat de New York. Quarante ans plus tard, l’avènement de Barack Obama est-il l’aboutissement d’une utopie égalitaire née à Woodstock ? Le festival rock, devenu un mythe presque irréel, trimbale une histoire puissamment américaine, où le drame n’est jamais loin de l’extase.
Times Square est l’£il de New York. La vitrine extrapolée de ses délires, de sa concentration humaine. Le métro, en sous-sol, est le même labyrinthe grouillant, épuisant. Une femme noire, obèse selon les critères européens, enrobée pour l’Amérique, chante le tube 1984 de Michael Jackson, Billie Jean. Ce ne pourrait être qu’un cliché vulgaire, mais la prestation est un formidable moment d’électricité dans une ville qui fonctionne en permanence à la manière d’une dynamo surchauffée. Alice Tan Ridley, c’est le nom collé sur une large bâche pendant au mur de la station, aurait-elle pu faire Woodstock 1969 ? Rien n’est moins sûr puisque le festival était plutôt rock, plutôt blanc, à quelques exceptions marquantes. Jimi Hendrix clôt les libations un lundi matin fantomatique en déchirant l’hymne national américain d’une guitare cosmique. » Oui, la plupart des gens étaient déjà repartis, il restait sans doute quelques dizaines de milliers de personnes. C’était un moment extraordinaire. » Michael Lang, 64 ans, organisateur de l’événement, reprend son souffle dans le vaste loft de la 25e Rue servant de bureau à sa compagnie. Il n’a pas vraiment changé en quarante ans : toujours la même allure de gentil lutin bouclé : » Mais le concert le plus imposant du week-end, c’était sans doute Sly & The Family Stone. » Sly est le premier groupe mixte blanc/noir de l’histoire du rock, en tout cas l’un des plus célèbres dans cette Amérique de la fin des années 1960 qui vient d’assassiner coup sur coup Martin Luther King et Bob Kennedy. Un pays où, en 1967, la Commission Kerner mise sur pied par le président Johnson, recense pas moins de 128 révoltes urbaines dans les neuf premiers mois de l’année. Le rapport conclut : » Notre pays se dirige vers deux sociétés, une blanche, une noire, séparées et inégales. » Michael Lang, auteur d’un livre où il raconte pour la première fois sa version de l’extraordinaire saga de Woodstock ( The Road To Woodstock (1)) pense à ce moment dans le Sud : » C’était avant Woodstock et on s’est arrêté dans un café au bord de la route. Au-dessus du bar, il y avait une pancarte disant : » Faites attention, le Ku-Klux-Klan voit tout ce que vous faites. » On avait les cheveux longs, des types nous ont jeté des mauvais regards, on est partis précipitamment, ils nous ont suivis en voiture mais on les a semés… »
Le festival de Woodstock est une invention de la classe moyenne blanche new-yorkaise. Juive aussi : la plupart des entrepreneurs de cette première édition le sont. L’initiative est née dans une communauté artistique à deux heures de voiture de Manhattan, Woodstock, où l’arrivée à l’été 1965 du maître suprême de la chanson à rébus, Dylan, fait sensation. Michael Lang y habite – quarante ans plus tard, il y possède toujours une maison – et il a l’idée d’y amener la quintessence de la musique américaine (2). D’une certaine façon, Woodstock se positionne dans la lignée de la lutte pour les droits civiques où nombre de Blancs et de juifs, se sont battus contre la discrimination raciale. Très symboliquement, quand Lang offre à Jimi Hendrix de terminer le festival après trois jours et nuits gargantuesques, c’est une manière de sceller la place du guitariste noir de Seattle dans l’histoire contemporaine. Pas seulement celle de la musique mais aussi de la politique américaine. Hendrix franchit toutes les barrières soniques pour transformer The Star Spangled Banner en un délire rock sous napalm. Métaphore bruyante du désastre que l’Amérique conduit au Vietnam. Ce shot magistral résonne encore aujourd’hui chez Michael Lang : » En 1969, nous étions impliqués dans une guerre très impopulaire au Vietnam, nous étions passés par de nombreuses luttes pour les droits de l’homme, nous avions un gouvernement impopulaire à Washington ( NDLR : Richard Nixon est président depuis janvier 1969)… Aujourd’hui, nous avons un gouvernement compatissant, qui montre la possibilité d’un monde meilleur, d’une solution dans l’autre guerre qui nous déchire, l’Irak. Il y a donc plus d’espoir dans l’air, nous avions le même sentiment en 1969… » . Aujourd’hui, les baby-boomers des années 1960 sont au pouvoir et les vieux thèmes fleurissant à Woodstock – développement durable, agriculture bio, relations humanisées – semblent repousser dans l’Amérique obamienne.
Du shamanisme au naturisme
New York est une ville incroyablement bruyante : le scoop est faible. Indice d’une culture nord-américaine exhibant volontiers son fantasme macho : du catch au Hummer – ce 4×4 balourd adapté d’un véhicule militaire -, du grunge à l’Irak, l’Amérique ne cesse de pavaner une grande gueule envahissante. Son » impérialisme » n’est pas que politique. C’est l’une des raisons qui ont amené Elliott Landy à quitter New York, où il est né il y a 66 ans dans le Bronx. Landy fut le photographe officiel de Woodstock et ses images de rêve hippie continuent à parcourir la planète. En 1968, en partie parce qu’il s’est lié avec Bob Dylan et The Band, Landy s’achète un cabanon à Woodstock : 41 ans plus tard, il y vit toujours, en compagnie de sa seconde femme, amour de jeunesse épousé il y a une décennie. A deux, dans le confort bobo d’une maison agrandie et plongée dans les bois, ils tentent d’appliquer au quotidien 2009 l’esprit woodstockien : » Woodstock a été ce moment d’utopie devenant réalité. Il s’en dégageait une foi incroyable dans le futur, l’essence de la tolérance, de la spiritualité. Aujourd’hui, les gouvernements ne semblent plus penser qu’en termes économiques, et non plus sociaux. On espère que cela va changer avec Obama qui a une famille intelligente et aimante. »
Pendant les années Bush, Landy prend Woodstock comme refuge naturel, travaillant encore sur les 2 000 négatifs ramenés du festival de la mi-août 1969. En regardant les tirages que deux personnes à plein temps sortent dans le labo jouxtant la maison, Landy se laisse aller : » Nous pensions qu’en nous immergeant dans le rock, nous étions proches d’une culture shamanique, primitive, davantage liée à l’essence de la vie. Une manière de nous connecter à notre Moi le plus profond. Woodstock a été une expérience qui a emmené les gens ailleurs dans leur vie. Pour des tas de raisons parfois très pratiques – on ne pouvait pas vous y téléphoner… -, il n’y avait qu’une seule chose à faire : être complètement dans le moment. D’ailleurs, malgré Hendrix, les Who ou Janis Joplin, c’est bien le public qui était la star. Woodstock a été l’ultime expérience communautaire. »
Landy ne va plus aux concerts rock, en grande partie parce qu’il ne supporte pas le phénomène de » célébrité » porté à incandescence d’une façon plus violente en Amérique encore qu’ailleurs. Parmi ses splendides tirages qu’il expose cet été dans quelques destinations européennes – pas en Belgique hélas – le portrait d’une jeune femme immergée dans la foule woodstockienne : » Elle est de toute évidence défoncée, mais elle est innocente, pas provocatrice, elle est sensuelle sans être ouvertement sexuelle, Woodstock c’était cela aussi, ramener les gens à eux-mêmes. »
Souvent, les Landy quittent leur réserve naturelle de Woodstock et voyagent vers le sud de la France. Elliott y fait des images de champs brûlés par le soleil, de fleurs rougeoyant de plaisir. Pas de trace humaine, aucun visage ni corps. Maintenant qu’Obama redonne de l’espoir, dégèle les utopies fripées, Landy reviendra peut-être à l’humain. En attendant, lui et sa femme, entretiennent un autre souvenir de 1969 : la nudité. Chaque été, ils sont sur les plages naturistes du Cap d’Agde. » Les vêtements, les marques, c’est compétitif non ? Et puis à Wood-stock, le vêtement avait disparu, tout le monde était couvert de boue… » Sur sa carte de visite, un slogan » Love At Sixty » confirme que les vieilles histoires d’amour ne meurent – presque – jamais.
Armes et ghetto
Dans les années 1960, les Etats-Unis connaissent une importante vague de crimes. Après les assassinats de Martin Luther King et Bob Kennedy (1968), le Gun Control Act a pour vocation de réglementer la circulation des armes au sein du territoire US. Carole Vinzant, auteur d’un livre qui dissèque un sanglant fait divers de 1993 (3), reste sceptique sur son efficacité : » Cela a surtout contribué à éliminer du commerce des flingues bon marché importés d’Allemagne et encouragé la fabrication nationale de revolvers entrant dans cette catégorie. » D’autant qu’en quarante ans, la ghettoisation de l’Amérique urbaine, fabriquant des zones de non-droit, s’est intensifiée. C’est le sujet d’étude de Cora Daniels, autre écrivain new-yorkaise, noire, auteur d’un passionnant Ghettonation. Elle y montre comment le modèle culturel en cours, notamment celui du gangsta’rap (4), est décliné et adopté, non seulement dans les ghettos, mais aussi dans la mode, les cercles médiatiques et commercialisé par l’industrie toujours en quête de marchés fructueux. Peu importe la morale. » Cette mode rabaisse la femme, dévalue l’éducation, célèbre les pires stéréotypes afro-américains, et contribue à la destruction de la paix civile. Il n’y a aucun doute que les grosses compagnies exploitent et déclinent le concept de ghetto juste pour engranger de colossaux revenus. Non seulement, les rappeurs noirs venant de familles de la classe moyenne ou même upper-class, adoptent les attributs de la ghettoisation mais des Blancs comme Paris Hilton, le font aussi, simplement pour obtenir la reconnaissance et la notoriété. »
Symbole spectaculaire de cette dérive : Tupac Shakur, l’un des plus fameux rappeurs associés au style gangsta (5), est le fils de deux militants des Black Panthers. La même rage sans doute mais des armes différentes. Aujourd’hui, on peut trouver des gun shows un peu partout, au gré des Etats : ces foires aux flingues exposent toutes sortes de calibres, achetables par tout un chacun sans mesures de contrôle très cadrées. Devant ce virus plus contagieux que la Grippe A, une question s’impose : que fait Mister Obama ? » L’Amérique profonde est terrifiée à l’idée d’être privée de ses armes alors que, jamais dans ce pays, un politicien libéral n’a ôté un seul flingue à un citoyen américain ! relève Carol Vinzant. Je pense qu’Obama ne se battra jamais sur ce problème, simplement parce qu’il pense que cela ferait perdre les prochaines élections aux Démocrates. Et ce, même si les enquêtes montrent que la majorité des Américains approuvent des mesures de contrôle comme l’enregistrement des armes. «
Le changement se fera peut-être autrement. Comme le pense Damone Richardson, jeune Noir urbain, ancien chercheur à l’université Cornell, aujourd’hui directeur des ressources humaines des Steiner Studios à Brooklyn (6). » L’élection de Barack Obama a donné de l’espoir aux gens, particulièrement aux moins de 30 ans, qui ont massivement voté en sa faveur. Je pense que les jeunes Américains ont une vision différente de notre pays, de notre culture, de nos différentes ethnies, que les gens plus âgés. C’est un bon présage que les Américains aient vu Obama au-delà de sa race, qu’ils aient compris qu’il est un individu extraordinaire. » Obama ne désarmera sans doute pas l’Amérique mais il contribue à dégrossir les stéréotypes raciaux dans un pays toujours marqué par le processus de l’esclavage…
Michelle O
Il faut voir le rayon de livres consacré aux Obama dans n’importe quelle librairie Barnes & Nobles. C’est impressionnant. Et cette semaine de fin mai, c’est Michelle Obama qui illumine la couverture de Time Magazine d’un radieux sourire. Dans l’entreprise de reconversion politique commencée dès janvier 2009, il ne faut pas sous-estimer l’humanité exposée du couple présidentiel. Tranchant net avec le style populo-guindé de Bush, les Obama exsudent une nouvelle forme de convivialité, n’hésitant pas à fréquenter leur restaurant préféré à Washington DC sans déplacer une escouade blindée.
D’une Michelle à l’autre, Michelle Sieff vient d’apprendre qu’elle bénéficiera bientôt d’une bourse d’études, un fellowship, à Yale, l’une des plus prestigieuses universités du pays, dans le Connecticut, à trois heures de train de New York. Michelle est née en Afrique du Sud en 1970, immigrant avec ses parents aux Etats-Unis quatre ans plus tard. » Je n’ai appris l’existence de Woodstock que bien plus tard, simplement parce qu’en Afrique du Sud, soumise à l’apartheid, la télévision d’Etat contrôlait l’information. Et que Woodstock était le symbole même de la liberté puisqu’on y voyait des Blancs et des Noirs partager la musique, le plaisir, une coexistence que le gouvernement sud-africain disait scandaleuse et impossible ! En cela, Woodstock est d’un symbolisme extraordinaire. » Michelle ne connaît pas vraiment le programme musical de l’événement de 1969 mais est sûre d’une chose : » Woodstock est important dans l’inconscient collectif américain parce qu’il a libéré la sexualité et puis, aussi, a concrétisé les idées de 1968, notamment les émeutes de Columbia. » Dans ce fleuron de la Ivy League (7), la contestation démarre lorsqu’un étudiant découvre que l’université collabore à une officine de recherche du Pentagone. La colère s’amplifie lorsque Columbia annonce la construction d’un gymnase négligeant les droits des résidents noirs du quartier voisin d’Harlem. De ces deux issues, raciale et politique, naîtra un nouveau radicalisme qui trouvera écho à Woodstock : Michael Lang y invitera des militants d’extrême gauche comme Abbie Hoffman. Celui-ci se fera néanmoins sortir de scène à coups de guitare sur la tête par Pete Townshend alors qu’il tente un speech politisé en plein concert des Who. Des gens comme Paul Berman, activiste devenu écrivain, pote à Bernard Kouchner et Pascal Bruckner, ont été nourris de cette semence étudiante qui, à son tour, contaminera la culture rock. Michelle poursuit : » L’Amérique de 2009 est dans une telle crise que des gens aussi brillants que Paul Berman sont devenus profs pour pouvoir survivre : les écrivains ne sont plus considérés. L’économie fait beaucoup de dégâts chez les intellectuels de ce pays. »
Pas de conclusion hâtive sur l’état de l’écriture étatsunienne : une ancienne petite amie du président Kennedy s’apprête à publier ses (chaudes) mémoires chez Random House. L’avance serait d’un million de dollars. L’Amérique a ce truc boulimique de tout industrialiser : que ce soient les ragots des people ou les effets de sa contre-culture. Si San Francisco est aujourd’hui considérée comme capitale universelle de la gay pride – on parle de fierté pas de défilé – c’est parce qu’elle gère un autre héritage de 1969, les Stonewall Riots de New York… Le 28 juin, une descente de police sur le Stonewall Inn, boîte gay de Greenwich Village, dégénère en affrontements avec plusieurs centaines de sympathisants homosexuels. Colère, frustration et brutalité usuelle des autorités avec la communauté homo allument de violentes émeutes qui occupent les rues de Manhattan plusieurs soirs consécutifs. Le mouvement homosexuel prendra date de ces événements pour en faire un symbole absolu de gay power… Woodstock n’affiche aucun artiste gay – en tout cas déclaré – mais dans les images de la foule, on peut débusquer quelques adeptes de cross-dressing version flower power.
The show must go on
James Carville a été le brillantissime directeur de la première campagne présidentielle de Clinton en 1992. Il vole même la vedette à Bill dans The War Room, documentaire réalisé par D.A. Pennebaker, l’homme qui a filmé Dylan en 1965 dans Don’t Look Back. Carville, né en 1944, est l’un de ces baby-boomers typiques, déjà un peu mûr pour Woodstock 69 mais définitivement partie prenante de cette contre-culture aujourd’hui au pouvoir en Amérique. Il vient d’ailleurs de sortir un livre qui résonne comme une provocation réfléchie, annonçant » quarante ans de règne démocrate « . Les Républicains, à commencer par sa femme ex-conseillère de George Bush, apprécieront…
Fin mai 2009, entre ses multiples préoccupations médiatiques, Carville se produit au Radio City Music Hall de New York, sublime salle art-déco de 6 000 places. Carville ne chante pas, il répond simplement en scène aux questions d’un journaliste qui le confronte à l’autre invité du jour, Karl Rove, l’un des principaux stratèges de l’administration Bush. Les tickets coûtent entre 49 et 179 dollars. Pour ce dernier prix, vous avez droit à un espace VIP, un drink et des petits fours. En Amérique, quoi qu’il arrive, The Show Must Go On. Et tant qu’à faire, c’est bien qu’il soit également bankable.
(1) Pour l’instant, disponible seulement en anglais.
(2) Pour des raisons logistiques, le festival se tiendra finalement à Bethel, à une centaine de km au sud-ouest de Woodstock.
(3) Lawyers, Guns and Money, Editions Palgrave.
(4) Sous-genre du rap, né fin des années 1980 sur la côte ouest. Ice T et NWA (Niggers With Attitude) sont parmi les premiers à honorer la figure déviante du voyou et du street-crime.
(5) Malgré plusieurs séjours en prison et une mort violente, tué par balles en 1996 à l’âge de vingt-cinq ans, Shakur était davantage qu’un propagandiste du crime bling bling, son rap propageant aussi une forme d’activisme social et politique.
(6) Studios de cinéma ouverts en novembre 2004 sur le site du chantier naval de Brooklyn, on y a notamment tourné Spiderman 3.
(7) Nom donné à huit universités prestigieuses de la côte est, dont Yale, Harvard et Princeton.
De notre envoyé spécial aux États-Unis, Philippe Cornet
» Woodstock a été l’ultime expérience communautaire. «