Frau im Mond, une oeuvre aussi fascinante que visionnaire. © Friedrich Wilhelm Murnau Stiftung

Le muet donne de la voix

Du 26 au 28 septembre, Bozar accueillera pour la septième fois les UFA Film Nights, pour trois soirées événementielles célébrant un patrimoine cinématographique inestimable. Avant-goût berlinois.

Rendez-vous incontournable des cinéphiles comme des mélomanes, les UFA Film Nights illuminent, depuis neuf ans déjà, l’été berlinois. Ainsi en août dernier encore, quand l’Ile aux musées accueillait trois soirs durant, en retrait des Colonnades et sous un ciel invariablement d’airain, une sélection de films muets produits dans les studios de Neubabelsberg, restaurés et accompagnés de musiques live spécialement créées pour l’occasion. Contexte choisi dans lequel le public a pu (re)découvrir, au fil des éditions, des classiques comme Metropolis, de Fritz Lang, Tabu, de Friedrich Wilhelm Murnau, ou Le cabinet du Docteur Caligari, de Robert Wiene, fleurons de l’âge d’or du studio berlinois, à son zénith créatif dans les années 1920, après avoir été créé, à des fins de propagande, en 1917 ; mais aussi des oeuvres moins connues, comme Her Dark Secret, de Johannes Guter, ou Uncanny Stories, de Richard Oswald, toutes expériences rendues plus magiques encore par la sereine majesté des lieux.

Un concept porteur qui s’exporte avec bonheur à l’international.

A l’origine de ce projet ambitieux, le géant allemand des médias Bertelsmann, dans le giron duquel la Universum Film Aktien Gesellschaft (UFA) poursuit ses activités, désormais surtout orientées vers la télévision, depuis 1964, et dont les bureaux berlinois sont situés à deux pas, sur Unter der Linden, côtoyant la vénérable université Humboldt. Une opération où le prestige vient s’ajouter à la célébration d’un patrimoine culturel inestimable susceptible de trouver dans ces ciné-concerts un nouveau public. Et un concept porteur qui, non content d’afficher complet dans la capitale allemande, s’exporte également avec bonheur. Ainsi à Bruxelles, où est proposée depuis 2013, en coproduction avec Bozar et Cinematek, une déclinaison amendée de l’événement, le répertoire proposé débordant du catalogue du seul studio allemand, pour adopter une dimension internationale (1).

On a marché sur la Lune

Gerda Maurus orne les programmes des UFA Filmnächte 2019, et c’est elle encore que l’on découvre sur l’écran dressé sur l’esplanade berlinoise, alors que les spectateurs se pressent dans les dernières lueurs du crépuscule. Et pour cause, elle fut l’héroïne de Frau Im Mond (La femme sur la lune), réalisé en 1929 par Fritz Lang, qui voyait une expédition se poser sur l’astre de la nuit bien avant que Neil Armstrong n’y aille de son petit pas, il y a tout juste un demi-siècle de cela – autant dire que, date-anniversaire aidant, le film constitue le morceau de choix de ce millésime. Il ouvrira également le programme bruxellois, le 26 septembre prochain. Si l’histoire du studio allemand a été mouvementée, celle du réalisateur de M le maudit ne le fut guère moins, comme le rappelle volontiers Friedemann Beyer, ancien directeur de la fondation Murnau et curateur du programme.  » Lang sortait de l’échec financier de Metropolis, qui aurait dû mettre un terme à sa collaboration avec la UFA. Il jouissait toutefois d’un grand prestige, et avait une relation privilégiée avec Erich Pommer, le responsable de la production. La femme sur la lune représentait l’occasion de montrer qu’il pouvait à nouveau s’acquitter d’un projet de cette ampleur. La UFA était persuadée qu’il pourrait se vendre dans le monde entier.  » C’était sans compter, toutefois, sur l’avènement du parlant, qui allait sonner le glas des ambitions commerciales du film, aux Etats-Unis en particulier.

Pour autant, Frau Im Mond reste une oeuvre aussi fascinante que visionnaire. Lang s’était, en effet, assuré le concours du physicien Hermann Oberth, auteur de Die Rakete zu den Planetenräumen (Des fusées dans l’espace interplanétaire), un pionnier de l’astronautique qui allait, à l’instar de son disciple Wernher von Braun, travailler des deux côtés de l’Atlantique, en Allemagne puis aux Etats-Unis. Le film fait la synthèse des connaissances scientifiques de l’époque en matière de conquête spatiale.  » Si bien, estime encore Friedemann Beyer, que l’on peut considérer qu’il s’agit de l’un des premiers films à avoir vraiment développé un concept de science-fiction. Tout ce que l’on y voit – la fusée, la capsule – a un fondement scientifique.  » Certaines idées du film, parfois essentielles, ont d’ailleurs traversé le temps en plus de l’espace, Fritz Lang inventant aussi, efficacité narrative oblige, le… compte à rebours, utilisé depuis en astronautique lors du lancement d’une fusée :  » Quand j’ai tourné la scène du décollage de la fusée, je me suis dit : « Si je compte un, deux, trois, quatre, dix, cinquante, cent, le public ne sait pas quand le décollage aura lieu. Mais si je compte à rebours dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un – cela devient très clair. »  »

Eine tolle Nacht, de Richard Oswald, une authentique curiosité.
Eine tolle Nacht, de Richard Oswald, une authentique curiosité.© Deutsch-Nordische Film Union

Adoptant une construction volontiers feuilletonnesque, le film concilie pertinence scientifique et aventures échevelées, morceaux de bravoure et intrigue sentimentale surannée, alors qu’une expédition, conduite par un ingénieur idéaliste, Wolf Helius, embarque à destination de la Lune et ses immenses réserves d’or présumées. Le voyage, qui réunit encore le père du programme scientifique, un second ingénieur et sa fiancée, un représentant  » mafieux  » des magnats contrôlant le marché de l’or et un jeune garçon passionné de comics et de SF sera celui de tous les dangers, mais aussi de toutes les surprises. Pour les spectateurs belges tintinophiles notamment, qui découvriront combien Hergé y a généreusement puisé son inspiration pour le diptyque Objectif Lune/On a marché sur la Lune, et cela tant au niveau de l’intrigue, avec la présence d’un passager clandestin et le manque d’oxygène conséquent par exemple, que du design de la fusée et de son intérieur (des sas communiquant entre les étages aux couchettes où reposent les astronautes), et jusqu’à certains détails cocasses de l’histoire – ainsi de boissons spiritueuses transformées en bulles insaisissables sous l’effet de l’apesanteur (2).

Des projections à caractère unique

Objectivement assez éloigné des standards narratifs désormais en vigueur, Frau Im Mond n’en reste pas moins un pur joyau, trouvant dans ses paysages lunaires une grâce toute poétique. A quoi la partition électronique de Jeff Mills composée pour la projection berlinoise ajoute une touche hypnotique de circonstance. Celle de Bruxelles sera l’oeuvre de Timothy Brock, un orfèvre en la matière puisqu’on lui doit des musiques pour une trentaine de classiques muets, répertoire courant du Nosferatu de Murnau, à Berlin, symphonie d’une grande ville de Walther Ruttman, en passant par de nombreux films de Buster Keaton entre autres ; un compositeur dont on a pu apprécier le travail à Bruxelles sur Der müde Tod, de Fritz Lang déjà, ou sur Le cabinet du Docteur Caligari, et qui sera accompagné le 26 septembre prochain par le Brussels Philharmonic.

Manière aussi de souligner le caractère unique de ces projections, la musique influençant bien entendu la perception que l’on peut avoir d’un film, au point que l’on pourrait fort bien imaginer un festival expérimental répétant un même titre sur des partitions différentes. S’inscrivant dans une logique événementielle – un créneau dont le succès ne se dément pas avec le temps, l’événementiel cinématographique drainant chaque année quelque 50 000 spectateurs à Bozar, dont 2 500 environ pour ce seul programme de rentrée -, les UFA Film Nights s’en tiennent à un profil plus classique. Ce qui n’empêche pas la programmation de sortir allègrement des sentiers battus. Eine Tolle Nacht, le deuxième titre proposé le 27 septembre cette fois, est ainsi une authentique curiosité, longtemps considérée comme perdue, à l’instar de la plupart des films de Richard Oswald –  » cinéaste juif, Oswald a émigré aux Etats-Unis en laissant tous ses films derrière lui, et le gouvernement nazi s’est employé à les détruire  » , explique Friedemann Beyer. Une copie en a toutefois été retrouvée à Moscou, aux archives du Gosfilmofond, avant d’être restaurée numériquement aux studios Omnimago, à Ingelheim. Inspiré d’une revue populaire de l’époque impériale, A Crazy Night est un vaudeville berlinois, et un digne témoignage du cinéma  » popcorn  » de l’époque –  » A ce titre, il est plus représentatif du cinéma allemand des années 20 qu’un Nosferatu, par exemple. Les films les plus prestigieux ont été conservés, alors que 90 % de la production populaire, considérée comme dénuée de valeur, a été détruite pour être recyclée, le nitrocellulose étant utilisé par l’industrie de la guerre…  »

Posant un regard inédit sur le Berlin des années 1920, le film relève, pour ainsi dire, de l’histoire visuelle, documentant la vie nocturne de l’époque et arpentant ses lieux emblématiques au gré d’une intrigue délirante, joyeux concentré anarchique servi sur la musique d’inspiration années folles composée par Frido ter Beek et Maud Nelissen pour The Sprockets Film Orchestra. Enfin, si Madame Dubarry, d’Ernst Lubitsch, tenait lieu de coda à la manifestation berlinoise, cent ans jour pour jour pratiquement après sa première à l’auguste Ufa-Palast am Zoo, la version bruxelloise de ces UFA Film Nights s’achèvera elle sur une sélection de courts métrages de Laurel & Hardy, parmi lesquels le bien nommé The Finishing Touch, accompagnés par le Collectif du Lion. Manière d’élargir le programme et de toucher aussi un public familial, sans laisser retomber un vent de délicieuse anarchie…

(1) UFA Film Nights, du 26 au 28 septembre à Bozar, Bruxelles. Le 26 à 20 h, Die Frau Im Mond, de Fritz Lang ; le 27 à 20 h, Eine Tolle Nacht, de Richard Oswald ; le 28 à 19 h, courts métrages de Laurel & Hardy. www.bozar.be

(2) Voir aussi Tintin du cinéma à la BD, de Bob Garcia, éd. Desclée de Brouwer.

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