Le montreur d’invisible

Prix Rossel en 1998, auteur du récit La Question humaine qui a secoué le monde littéraire, François Emmanuel porte une écriture musicale au service de l’humanité de chacun

« Je suis plutôt de l’hiver, un moment où curieusement je me sens revivre. J’aime beaucoup la lumière très pure en cette saison, c’est la plus belle chose au monde. L’entrée dans l’hiver correspond le mieux à mon désir d’écrire: on se calfeutre dans les maisons, on allume des feux, et je sens quelque chose qui vient. C’est très étrange, mon imaginaire est alors beaucoup plus vivant! » Février est donc le mois idéal pour entrer dans l’univers de François Emmanuel, observateur des fêlures et des non-dits, écrivain multiple et de plus en plus prolixe.

Né à Fleurus, en 1952, François Emmanuel aborde la poésie dès l’âge de 15 ans, ce qui donnera son premier recueil, Femmes prodiges, publié en 1984. Il consacre une partie de sa vie au théâtre, en adaptant et mettant en scène diverses pièces et en cofondant le Théâtre du Heurtoir. Il passe même l’année 1980-1981 en Pologne pour apprendre à travailler la voix et le corps auprès de Grotowski.

Médecin psychiatre de formation, poète, romancier, nouvelliste et dramaturge, il se glisse sous toutes les casquettes avec le talent des modestes: « Je suis psychiatre par métier, et écrivain par destin. » Le premier dirige le Centre Antonin Artaud, qui propose des activités artistiques à la carte à des gens en marge du social qui trouvent là une source où puiser pour reprendre contact avec eux-mêmes. Un lieu pour s’exprimer? « Cette notion est très paradoxale, et j’y suis moi-même confronté: lorsqu’on est dans la position d’écrire ou de peindre, ce n’est pas nécessairement soi qu’on exprime. On révèle quelque chose au travers de soi, on est plus passeur ou interprète. C’est du côté de la voix qu’il faut chercher plutôt que du côté du contenu: on exprime du plus grand que soi, qui sera, bien sûr, coloré du filtre que l’on est. C’est un exercice d’humilité. Même s’il y a évidemment une ambition folle, là-dedans! »

François Emmanuel est la preuve vivante que la profondeur ne manque pas d’humour – ses propres paradoxes l’amusent beaucoup. Ses romans, récits, nouvelles et poèmes explorent toutes les directions et tous les styles, mais sont indéniablement marqués du même sceau, glissent tous sur la vague des mêmes obsessions et questionnements. La première phrase de son premier roman Retour à Satyah donne ainsi le fil de tous les suivants: « La mémoire est étrange ». Une thématique qui le poursuivra jusque dans des histoires plus légères comme Le Tueur mélancolique. La mémoire, mais encore les lourds secrets qui révèlent l’humanité des êtres, leur face cachée qui les laisse toujours en lisière.

« L’autre, même si on l’a côtoyé pendant des années, reste inatteignable. Le roman peut s’approcher à sa façon des personnages, mais il est important de respecter leur part d’ombre. On est constamment menacé par le cliché, c’est une manière qu’a le personnage de réagir, de garder sa propre indépendance. » François Emmanuel voue ainsi une grande tendresse à ses protagonistes aux fêlures intérieures: « Et je les aime surtout quand ils sont un peu fous! ».

Dans son dernier roman, La Chambre voisine, un certain Tadeusz révèle – était-ce voulu? – en une seule phrase la clef de l’écrivain: « La vérité des faits est tellement étrangère à la vérité des êtres. » Un espace indéfini que François Emmanuel sillonne livre après livre. « J’essaie d’aller au-delà du visible. C’est une démarche commune à beaucoup de poètes devenus romanciers. Je n’ai pas tout à fait perdu ce qui est du regard poétique: voir ce qu’il y a derrière. »

Un monde de sensations

Dire sans dire, expliquer par le ressenti et non par les faits, voilà une logique portée sur toute la ligne, car l’écriture, tout en suggestions, de ce passeur mélancolique, se situe elle-même dans le pointillisme. « Le roman ne peut pas expliquer: il doit faire sentir. Le bon roman est comme le rêve: il n’explique pas, il est tout le temps pris dans une pulsion à représenter. Si les choses sont trop dites, quelque chose s’en échappe; il y a toujours lieu de contourner l’objet. C’est le chemin accompli qui peut, peut-être, changer le regard. »

La démarche est particulièrement significative dans La Question humaine, qui pose les questionnements dans les mains du lecteur, sans lui apporter aucune réponse prémâchée. « Nous sommes un peu piégés par notre manière de conceptualiser quasi instantanément ce que nous regardons. Or la vérité apparaît souvent dans le langage analogique, le ton de la voix, tel mot étrangement utilisé… » Pour dévoiler sans mots, le livre « doit faire appel à la mémoire sensitive », en l’occurrence, souvent à la musique ou à la peinture. Des carrières manquées se cacheraient-elles là-dessous? « Malheureusement je ne suis pas musicien, mais très mélomane. C’est peut-être la langue qui m’est interdite. Souvent les choses ensevelies réapparaissent autrement. J’imagine que c’est pour ça que je fais souvent appel à la musique. » Jusqu’à bâtir un livre, La Leçon de chant, autour d’un mouvement de Schubert. Jusqu’à, aussi, se laisser envahir par des tableaux: L’Ile des morts, d’Arnold Böcklin, qui est au centre du roman La Nuit d’obsidienne et colore La Passion Savinsen, Prix Rossel en 1998; mais, surtout, La Chambre voisine, une oeuvre de sa femme, Marie Desbarax, qui a longtemps trôné dans son bureau et lui a inspiré le titre de son dernier ouvrage. La peintre lui a également inspiré la nouvelle publiée ici, La Femme dans le paysage: « En 1994-1995, Marie s’est entichée d’un paysage et je lui avais écrit ce texte, voilà toute l’histoire! ».

L’auteur de La Partie d’échecs indiens vient de mettre un point final à son prochain roman, dont le titre serait Le Sentiment du fleuve, où il avoue enfin parler de son pays. « J’ai toujours pris bien soin de l’éviter jusqu’ici, mais, là, ça m’a beaucoup amusé de parler de Bruxelles sans jamais la nommer, comme d’une ville fantastique, d’entrer dans mon quotidien mais avec le regard d’un étranger. » Un regard appuyé, attentif et pénétrant qu’il porte assurément sur la vie.

Larissa Delcourt

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