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Le miroir des filous

Avec Les Indes fourbes, Alain Ayroles et Juanjo Guarnido donnent une suite en bédé au El Buscon, de Quevedo, un classique des lettres espagnoles. Et inventent ainsi le roman graphique picaresque, aussi baroque qu’impressionnant.

L’objet est à la mesure du mastodonte auquel il fait directement référence – Les Indes fourbes se présente comme un album de 160 pages grand format, gros prix (35 euros), avec une huile sur toile en couverture comme pouvait en faire Vélasquez et, en guise de contenu, dix ans de travail ébouriffant du duo Ayroles-Guarnido, formé pour l’occasion.  » Mes premières notes datent du mois d’août 2009 « , explique le premier, scénariste français entre autres de la série De cape et de crocs.  » On avait depuis longtemps l’envie de travailler ensemble et on s’est naturellement orienté vers la littérature classique espagnole ; je lui ai d’abord proposé d’imaginer Don Quichote en Amérique du Sud, mais cela paraissait trop bateau à Juanjo.  »  » Cervantès l’avait fait mourir !  » confirme le second, dessinateur espagnol du célèbre Blacksad.  » Est alors venue l’idée de donner une suite à un autre grand classique du Siècle d’or espagnol, moins connu en France : le El Buscon, de Francisco de Quevedo. Un roman picaresque, et le début du roman moderne, dans lequel Pablos de Ségovie, le personnage principal partait aux Amériques au terme du livre, annonçant une deuxième partie que l’auteur n’a jamais écrite.  »  » Les romans picaresques espagnols sont des récits ironiques, truculents, savoureux « , complète son scénariste,  » mais il y a chez Quevedo un humour cruel, très noir. Un côté parfois scabreux, ordurier et à la fois très raffiné, baroque, une préciosité que les Espagnols appellent le conceptisme. J’avais là un terrain de jeu formidable avec cette fripouille du Vieux Continent projetée dans le Nouveau Monde, et je savais le niveau hallucinant du dessin du Juanjo, je savais qu’il pouvait donner de la vie et de la crédibilité à un univers comme celui-là.  » Bienvenue donc dans Les Indes fourbes, roman graphique-fleuve au sous-titre typiquement picaresque, comme on aurait pu l’écrire au début du xviie siècle, tel Quevedo :  » Une seconde partie de l’histoire de la vie de l’aventurier don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous ; inspirée de la première, telle qu’en son temps la narra don Francisco Gomez de Quevedo y Villegas, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques et seigneur de Juan Abad.  »

Alain Ayroles et Juanjo Guarnido, entre narration théâtrale  et cinématographique.
Alain Ayroles et Juanjo Guarnido, entre narration théâtrale et cinématographique.© Chloé Vollmer-Lo

De la fourbe et de la friponnerie

 » Seigneur, je suis de Ségovie. Je vous épargnerai le récit de mes premières années et de la vie que je menai en Castille. Sachez simplement qu’elles furent placées sous le sceau de l’indigence, de la fourbe et de la friponnerie.  » Ainsi démarrent ces impressionnantes Indes fourbes, via une voix off, et un court prologue qui ne trouvera son sens, vertigineux, qu’au sortir de ces 160 pages pleines de fureur, d’action et de vilenies, et qui verront l’a priori sympathique Pablos de Ségovie vivre mille aventures de plus en plus amorales pour s’élever dans la société du xviie siècle – une quête aux sommets insoupçonnés, mais qui donne également et peu à peu à voir la noirceur et l’inquiétant du personnage, l’un des nombreux tours de force de ce roman graphique unique en son genre.  » Le romanesque est au centre de tout le projet, mais c’est aussi un récit à la fois d’une grande noirceur, et d’une grande cocasserie, avec un humour qui le rend finalement joyeux « , acquiesce Alain Ayroles.  » C’était très sensible chez Quevedo, et j’ai veillé à conserver ce principe. Mais il fallait également le ressentir au dessin, il fallait un personnage à la fois truculent et inquiétant.  »  » Et avant tout attachant, poursuit Juanjo Guarnido. Il doit avoir l’air sympathique, même si c’est un salaud ! Et plus il va monter dans la hiérarchie sociale, moins il aura de marge de manoeuvre et plus il aura peur d’être déchu de sa position. Dans tout l’album, il y a cette notion de bas et de haut, de s’abaisser et de s’élever, tout un jeu là-dessus déjà très présent chez Quevedo. La première case où l’on rencontre le personnage était ainsi très importante : c’est un gros plan sur ses yeux, que l’on peut devait trouver amusant à la première lecture, mais inquiétant à la seconde, lorsqu’on connaît le parcours, la profondeur et l’amoralité du personnage.  » Alain Ayroles reprend la parole :  » Quevedo dénonçait déjà cette société très pyramidale, cloisonnée, ou l’ascenseur social n’existe pas. On a vraiment repris le personnage là où il l’avait laissé, avec une histoire qui évoque, je crois, des problèmes universels et intemporels : derrière l’exotisme du contexte, il y a des humains qui se battent dans une société âpre et difficile. Et on a respecté sa logique, avec un accomplissement qu’on ne dévoilera pas, mais qu’il n’avait sans doute pas imaginé.  »

Les Indes fourbes, par Alain Ayroles  et Juanjo Guarnido, éd. Delcourt, 160 p.
Les Indes fourbes, par Alain Ayroles et Juanjo Guarnido, éd. Delcourt, 160 p.

Souffle épique

Restait donc à mettre toutes ses ambitieuses intentions en pages et en récit, à la fois en respectant les canons picaresques (avec entre autres un récitatif à la première personne, omniprésent et très littéraire), en installant un rythme qui n’ira que crescendo, et en en tirant aussi, surtout, une pure oeuvre de bande dessinée, capable de tenir en haleine le lecteur sur l’équivalent de trois albums à suivre réunis en un seul… De multiples prouesses réussies tant grâce au travail d’horlogerie fine du scénario d’Ayroles, qu’à l’incroyable dessin de Guarnido, à la fois d’une expressivité rare, nourrie par des années de storyboard et d’animation notamment dans les studios Disney, et d’une précision qui tourne parfois au maniérisme, mais qui donnent tout le souffle épique dont cette folle aventure avait besoin.  » Il a fallu trouver un rythme narratif qui soit propre à cet album, nourri de nos deux styles différents « , conclut le duo.  » Pour le dire très vite et en le caricaturant à l’extrême, Alain a une vision de la narration plus théâtrale, là où la mienne est plus cinématographique, souligne Juanjo Guarnido. Mais on s’est enrichi considérablement l’un et l’autre. On a surtout bénéficié d’un temps long et d’un travail en profondeur pour faire de la belle ouvrage, c’est assez rare en bédé d’avoir cette possibilité-là aujourd’hui… « 

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