Le Mazarin du PS liégeois

C’est le patron de Tecteo,  » la plus grosse intercommunale du monde « . C’était le bourgmestre faisant fonction d’Ans, jusqu’à son éviction en juin. C’est le fils spirituel de Michel Daerden, pressé de tuer le père. C’est un socialiste dont les méthodes suscitent l’admiration et la crainte chez bien des libéraux. C’est un Liégeois dont on évalue mal l’influence à Bruxelles… C’est l’intrigant Stéphane Moreau.

Michel Daerden ?  » Vingt-trois ans d’action politique ensemble, qui se terminent par un grand gâchis.  » Willy Demeyer ?  » Comme moi, il est le seul de son quartier à avoir fait l’université. Cela nous a beaucoup rapprochés.  » Jean-Claude Marcourt ?  » Il vient d’Alleur, comme moi, et il a été l’avocat de la commune d’Ans. C’est pour ça qu’il connaît ultra-bien les problématiques du PS ansois.  » Alain Mathot ?  » Un coup de foudre amical, dès notre première rencontre. « 

Les barons du socialisme liégeois, il les connaît tous. De très près. Depuis longtemps. Et pour cause, aucun d’eux ne peut se passer de lui. C’est la force et peut-être la fragilité de Stéphane Moreau : jusqu’à présent, il a mené de front une carrière ambitieuse dans le monde de l’entreprise et un parcours politique qui l’a propulsé très haut. Côté business, il dirige le groupe Tecteo, propriétaire de la marque Voo. Côté politique, il est échevin à Ans, la commune de Michel Daerden. Surtout, il a intégré le G 7, cette coupole informelle qui réunit les hommes qui comptent au PS liégeois. En font partie, outre Stéphane Moreau : Willy Demeyer (bourgmestre de Liège), Michel Daerden (ministre fédéral des Pensions), Jean-Claude Marcourt (ministre wallon de l’Economie), André Gilles (président du collège provincial), Alain Mathot (bourgmestre de Seraing et député fédéral), Frédéric Daerden (bourgmestre de Herstal et député européen).

A ceux que gênent ses manières de golden boy flambeur, Stéphane Moreau expose son histoire, fruit d’un pedigree on ne peut plus socialiste. Il grandit dans la cité Al’Trappe, à Alleur, aux limites de l’agglomération liégeoise et de la campagne hesbignonne, élevé par ses grands-parents.

Son grand-père, cheminot, est conseiller communal à Ans. La fin de sa carrière coïncide avec les premiers pas de Michel Daerden en politique. De 1976 à 1982, les deux hommes siègent ensemble au conseil du CPAS. L’un comme l’autre seront des modèles. A 16 ans, Stéphane Moreau s’affilie au Parti socialiste. Le jeune homme colle des affiches avec entrain, distribue des tracts à tire-larigot.  » Au fond de ma cité, le milieu que je côtoie maintenant, je ne savais même pas que ça existait, raconte-t-il. Mes seules références, c’étaient des élus communaux. Et je me suis dit : voilà, ça, c’est un objectif. « 

Plus malin, plus tenace, plus chanceux que ses camarades, Stéphane Moreau s’inscrit en sciences politiques à l’université de Liège. Là, il assiste aux cours d’économie de Guy Quaden, l’actuel gouverneur de la Banque nationale.  » Il disait :  » J’ai beau être un grand ami de Robert Gillon (1), le communisme, ça ne marche pas. Le stakhanovisme, non plus. Les gens aiment l’argent.  » Quaden faisait la démonstration que les gens sont mus par des intérêts individuels. Le monde ouvrier veut améliorer ses conditions de vie, et c’est bien normal. « 

En 1988, Stéphane Moreau et Willy Demeyer sont élus conseillers communaux, le premier à Ans, le second à Liège. Trois mois plus tard, ils font leur entrée au comité de la fédération socialiste liégeoise. C’est là que les deux jeunes espoirs du parti se découvrent et, très vite, se lient d’amitié. Ils proviennent du même milieu, ont vaincu les mêmes difficultés à l’université, et en tirent le même mélange de fierté et de gêne vis-à-vis de leurs copains d’enfance. Les timides débuts du duo Moreau-Demeyer coïncident avec les dernières années du coolsisme.  » Cools, c’est un des seuls gars qui m’ait impressionné. J’avais de la chance, il m’aimait bien. A l’époque, il avait un pouvoir sur Liège… Phénoménal ! « 

Quand Alain Van der Biest, l’un des ténors du PS liégeois, devient ministre wallon des Pouvoirs locaux, en 1990, Stéphane Moreau rejoint son cabinet.  » Il y régnait un climat de haine indescriptible « , commente-t-il aujourd’hui. Il ignore à l’époque à quelle folie mènera cette haine… Pendant plusieurs mois, il côtoie une brochette d’individus aussi pittoresques qu’inquiétants. Pino Di Mauro se balade armé, soi-disant pour protéger le ministre.  » Ce sont les Italiens du cabinet Van der Biest qui m’ont fait découvrir Eros Ramazotti. Dans la voiture, ils n’écoutaient que ça.  » Mais les sérénades vont tourner court. Le 18 juillet 1991, le maître de Flémalle est abattu sur la colline qui domine la gare des Guillemins.  » J’ai vécu l’assassinat en live. Je vois encore Taxquet et Di Mauro faire irruption ce jour-là dans la cuisine du cabinet, au 5e étage, alors que j’étais en train de me beurrer une tartine.  » Comme tant d’autres, Stéphane Moreau sera appelé à témoigner aux assises, lors du procès Cools.

Les secousses qui suivront la disparition d’André Cools ne freineront pas l’ascension du jeune loup. A 27 ans, il est propulsé chef de cabinet d’Henri Schlitz, le bourgmestre de Liège.  » 27 ans ? C’est l’âge de mon dernier fils « , maugrée Schlitz. Ses réticences seront vaincues par le lobbying intense que mènent de concert Michel Daerden et Willy Demeyer. La ville emploie alors plus de 4 000 fonctionnaires. Comme chef de cabinet du bourgmestre, Stéphane Moreau est chargé d’appliquer le plan d’économies drastique décidé par le ministre wallon des Affaires intérieures, Guy Mathot. Pour mener à bien l’opération, il travaille main dans la main avec le chef de cabinet de Mathot, un autre surdoué de la politique liégeoise : Jean-Claude Marcourt.

La suite coule presque de source. En 1999, Michel Daerden lui propose un siège de député. Mais il préfère le terrain économique. Entre les hommes forts du PS liégeois, une répartition des rôles s’opère : Stéphane Moreau n’empiétera pas sur l’espace électoral de ses amis, mais il sera chargé de superviser le gros des entreprises publiques liégeoises.  » Au niveau de la fédération, on l’a élevé au rang de super-sherpa des intercommunales. Il est devenu Monsieur Développement économique « , décrypte Marc Goblet, président de la FGTB-Liège.

Ce glissement vers le monde économique n’empêche pas Stéphane Moreau de rester un acteur politique de premier plan, dont l’influence s’étend bien au-delà d’Ans. Même dans la composition des listes électorales, ses avis comptent. Admirateur de François Mitterrand, il man£uvre avec la subtilité d’un Mazarin. Il répartit les mandats comme d’autres distribuent la manne céleste – ce qui lui vaudra d’être surnommé  » le prébendier  » par les militants les plus à gauche du parti. C’est ainsi qu’un protégé de Daerden en disgrâce, éjecté d’un conseil d’administration, revient quelques semaines plus tard, un nouveau mandat en poche.  » Stéphane Moreau m’a récupéré « , annonce-t-il devant les autres administrateurs effarés.

Entre Daerden et Moreau, les relations se dégradent par répliques successives. Acte Ier : en 1997, Michel Daerden favorise l’accession de Jean-Claude Peeters à la présidence de la fédération liégeoise du PS, aux dépens de Stéphane Moreau. Acte II : suite au décès du bourgmestre faisant fonction d’Ans, Armand Pickman, en 2000, Michel Daerden choisit Fernand Gingoux comme nouveau  » ff « , plutôt que Stéphane Moreau. Acte III : le 29 août 2003, Michel Daerden annonce au comité exécutif de la fédération son intention de nommer Gilbert Van Bouchaute, bourgmestre de Flémalle, à la présidence de la SLF, un grand holding public alimenté par des fonds de Dexia et d’Ethias. Un acte perçu comme une déclaration de guerre par Stéphane Moreau, qui s’y voyait déjà. Acte IV : Willy Demeyer brigue la présidence de la fédération, contre Charles Janssens, le candidat protégé de Daerden. Demeyer l’emporte avec 160 voix d’avance. Un élément, surtout, contrarie Michel Daerden : les 600 affiliés de la section d’Alleur, fief de Stéphane Moreau, ont soutenu en masse Demeyer. Acte V : la rupture finale. Le 19 juin 2010, Daerden démet Moreau de son poste de bourgmestre  » ff « , trois ans après l’y avoir installé.

Les anciens militants voient, incrédules, les désaccords se muer en véritable guerre des clans.  » Ce n’est plus le socialisme tel que je l’ai connu. Avant, il y avait des réunions houleuses, mais à la fin de la réunion, c’était l’apaisement. On retrouvait des camarades. Pas cette atmosphère de vendettas « , se désole Marcel Lhoest, 72 ans, ancien président du CPAS de Herstal.

Le joyau de la couronne

En devenant directeur général de l’Association liégeoise d’électricité, en 2005, Stéphane Moreau conquiert le joyau qui manque à sa couronne. Avec lui, l’entreprise, rebaptisée Tecteo, étend ses ramifications dans quatre directions : la distribution d’électricité sur une grande partie de la province de Liège, les télécoms avec la marque Voo (télévision, Internet et téléphonie fixe), des participations financières dans plusieurs sociétés et, enfin, la production d’énergie. Avec un sourire gourmand, certains évoquent  » la plus grosse intercommunale du monde « . En tout cas, le destin de cette entreprise toujours détenue par des fonds 100 % publics (2) est unique en Belgique francophone.

Tecteo compte 1 600 salariés en Wallonie et à Bruxelles. Le groupe possède la chaîne Be TV. Il constitue le premier annonceur publicitaire de la RTBF et de RTL.  » Si l’on ajoute les participations dans la radio Twizz, ainsi que la volonté de la direction de s’agrandir encore, cela ressemble de plus en plus à un empire berlusconien « , juge Jean-Marie Kaddès, délégué syndical CSC.

Cette évolution ne va pas sans heurts. S’appuyant sur un rapport du bureau McKinsey, la direction de Tecteo concocte durant l’été 2009 un plan social, avalisé par les quatre partis représentés au conseil d’administration. Il ne prévoit aucun licenciement, mais entend revoir le statut des travailleurs, jusque-là nommés à vie. Très vite, le conflit s’envenime. Stéphane Moreau ne dévie pas de la trajectoire qu’il estime devoir suivre. Tout en montrant davantage d’ouverture que d’autres dirigeants du groupe.  » Contrairement à beaucoup de responsables PS, il n’est pas enfermé dans ses dogmes, indique Jean-Marie Kaddès. Si vous n’êtes pas de la famille socialiste, certains vous traitent comme un moins que rien, comme un idiot à éliminer. Lui, il respecte la différence, et il en tient compte. « 

Président de la FGTB liégeoise, mais également ex-président de la fédération verviétoise du PS, Marc Goblet replace le débat sur le terrain idéologique.  » Entre ma conception du socialisme et celle de Stéphane Moreau, il y a un monde de différence. Pas une virgule, un monde !  »  » Il se situe dans la logique du marché, de la concurrence, où tout est réglé par l’effort individuel. L’objectivité commande de dire qu’il n’est pas le seul dans le cas. C’est la dérive de beaucoup de responsables socialistes. Prenons Marcourt, Demeyer, Daerden… Leur vision de la société est exactement identique. J’ai l’impression qu’ils ne conçoivent même pas qu’un autre modèle peut exister. « 

Même sur la notion de service public, Marc Goblet repère une différence  » fondamentale  » entre la FGTB et les leaders du PS liégeois.  » Dans le cas de Tecteo, ils nous disent : il faut s’adapter, sans quoi on ne pourra pas maintenir un outil 100 % public. Mais si c’est pour avoir un actionnaire public qui se comporte comme le privé, qu’on laisse faire le capital ! « 

Stéphane Moreau réplique en endossant le costume de l’homme de gauche, qu’il espère convaincant.  » On est forcés chez Tecteo d’appliquer ce qui découle des directives européennes ultralibérales. Je n’ai rien contre l’économie de marché, mais cette dérégulation à outrance nous empoisonne. Cela ne m’amuse pas d’obliger les travailleurs de Tecteo de passer de 36 à 38 heures par semaine. C’est le carcan européen qui m’y force. Mon défi, c’est de transformer une administration en une entreprise capable de résister à un marché libéralisé. Relisez les articles sur Elio Di Rupo, à l’époque où il a dû gérer, comme ministre, sa transformation des RTT en Belgacom. Ce sont les mêmes reproches qu’on m’adresse. « 

(1) Ancien président de la FGTB liégeoise et directeur du journal La Wallonie.

(2) Parmi les actionnaires : la province de Liège, la Région wallonne, 58 communes… Le groupe est présidé par André Gilles, député provincial PS.

FRANÇOIS BRABANT

IL RÉPARTIT LES MANDATS COMME D’AUTRES DISTRIBUENT LA MANNE CÉLESTE

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