Wakatt, portrait métaphorique d'une humanité au bord de l'insanité. © SOPHIE GARCIA

Le jusqu’au-boutiste

Le chorégraphe belge d’origine burkinabé Serge Aimé Coulibaly ouvre la saison au Théâtre national avec le saisissant Wakatt et son casting international. Ce qui, en temps de pandémie, n’était pas une sinécure. Portrait d’un artiste qui ne renonce pas.

Réunir, en pleine pandémie, des danseurs venant d’Allemagne, de France, mais aussi du Cameroun, du Burkina Faso ou encore du Mali tient du miracle. Mais ils y sont arrivés, ils sont tous là, à Bruxelles, pour mettre la dernière main à Wakatt. La création aurait dû prendre place début septembre à la prestigieuse Ruhrtriennale, en Allemagne, avant un passage à la Biennale de la danse de Lyon. Les deux festivals ayant été annulés, la première officielle aura lieu au Théâtre national, pour l’ouverture de la saison (1). Autre bonne nouvelle : le National a obtenu une dérogation de la Ville de Bruxelles pour augmenter sa capacité d’accueil. Des 200 spectateurs fixés par le fédéral, on passe à 468. Soupir de soulagement. Ce n’était pas gagné. Mais il en aurait fallu bien plus pour décourager le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly, pas du genre à renoncer. De ces artistes prêts à aller loin pour accomplir leurs rêves.

J’ai appris la danse en la fabriquant.

Le rêve, au départ, c’était de devenir comédien professionnel. Une carrière qui n’avait rien d’évident dans le Burkina Faso des années 1990. Fort de son bagage théâtral accumulé au lycée, Serge Aimé Coulibaly frappe, à 20 ans, à la porte d’Amadou Bourou, un ami de son oncle, fondateur de la compagnie Feeren, première compagnie professionnelle en Afrique de l’Ouest, qui mélange théâtre, danse et musique.  » Il m’avait proposé de venir assister aux répétitions, se remémore le chorégraphe. Le lendemain matin, quand je suis arrivé, Amadou n’était pas encore là et les artistes s’échauffaient sur scène. A leur invitation, je suis monté avec eux et j’ai commencé à exécuter tout ce qu’ils faisaient. Quand Amadou est arrivé, il m’a vu sur le plateau, et ça ne s’est jamais arrêté. Au bout d’un mois, j’étais distribué dans une pièce.  »

Au fil des huit années passées au sein de Feeren, dont les tournées le mènent un peu partout en Afrique et en Europe, Serge Aimé Coulibaly devient le spécialiste en danse de la compagnie. Il fait des recherches, prend des cours, va voir ailleurs pour rapporter de nouveaux mouvements, en brassant danses traditionnelles, urbaines et contemporaine.  » J’ai appris la danse en la fabriquant « , affirme-t-il. En 1998, c’est le grand saut : Amadou Bourou lui confie la responsabilité du spectacle pour la cérémonie d’ouverture de la Coupe d’Afrique des nations de football.  » La première chorégraphie que j’ai dirigée, c’était avec 75 danseurs, 25 acrobates, 200 figurants, 2 000 personnes autour, une diffusion en mondiovision, toute l’Afrique regardait. J’étais face à un événement majeur, sans avoir nécessairement les outils pour gérer ça.  » L’année suivante, après avoir dirigé le spectacle d’ouverture du Festival panafricain de cinéma et de télévision de Ouagadougou, il prend sa décision : étant arrivé au bout de ses possibilités de développement artistique au Burkina, il partira se former ailleurs.

Deux arbres

Serge Aimé Coulibaly se retrouve à Lille, à danser en duo avec la Française Nathalie Cornille, puis participe à un laboratoire de recherche au Centre chorégraphique national de Nantes. Mais c’est à Gand qu’il fait une rencontre déterminante, avec Alain Platel, qui l’engage au sein des Ballets C de la B, où il côtoiera aussi Sidi Larbi Cherkaoui. Il dansera dans Wolf, Tempus Fugit, C(H)OEURS.  » Ce qui m’a marqué chez Alain, c’est sa capacité à passer derrière les gens pour les révéler à eux-mêmes, comme s’il disparaissait derrière vous pour vous pousser dans la lumière. Globalement, pendant les répétitions, Alain ne quitte pas sa chaise, il vous demande si vous pourriez faire ceci ou cela, il ne vous montre pas de mouvement. Vous faites tout vous-même. Vous êtes créateur, quand vous travaillez avec lui.  »

Serge Aimé Coulibaly.
Serge Aimé Coulibaly.© RAPHAEL PELLET

En 2002, à peine entré aux Ballets C, pour éviter de s’enfermer dans une fonction d’interprète et ne pas oublier le but pour lequel il est venu en Europe, Serge Aimé Coulibaly fonde sa propre compagnie, Faso Danse Théâtre, aujourd’hui installée à Bruxelles. Pourquoi la capitale et pas Gand ?  » D’abord parce que je suis francophone, et puis parce que dès le début, j’avais de grandes ambitions pour ma compagnie. J’ai déclaré un jour à Alain Platel : « J’ai basé la compagnie à Bruxelles parce que je ne voulais pas être à côté de toi à Gand. » Il y a un proverbe africain qui dit que c’est à l’ombre d’un arbre qu’un autre arbre peut grandir, mais un autre proverbe dit que deux arbres ne peuvent pas grandir au même endroit (rires).  »

Soulèvement

Un solo sur la liberté d’expression en hommage au journaliste burkinabé Norbert Zongo (Minimi), assassiné, une pièce de groupe sur l’exil de la jeunesse ( A Benguer), un tribute au héros révolutionnaire Thomas Sankara ( Solitude d’un homme intègre, référence à la signification du nom du Burkina Faso,  » Pays des hommes intègres « )… Quand Serge Aimé Coulibaly crée, il creuse des sujets forts et n’a pas peur de mettre le doigt là où ça fait mal. En 2014, il monte Nuit blanche à Ouagadougou, en s’alliant à Serge Bambara, aka Smockey, rappeur, fervent opposant au président Blaise Compaoré et cofondateur du mouvement populaire Le Balai citoyen. Le spectacle est un appel au changement et devient sa Muette de Portici. Le 30 octobre, alors que Compaoré veut modifier la loi limitant le nombre de mandats présidentiels, le peuple se soulève. Trois jour après la première, tout ce qui se passait sur le plateau avait lieu dans la vraie vie, se souvient le chorégraphe. Dans les journaux, on parlait de Nuit blanche comme de  » la pièce qui a prédit la chute de Blaise « .

Cet ancrage dans l’actualité, Serge Aimé Coulibaly le proclame une nouvelle fois avec Wakatt.  » Notre temps « ,  » notre époque « , en mooré, langue la plus parlée du Burkina. Un portrait métaphorique d’une humanité au bord de l’insanité. Dix danseurs y évoluent dans une étendue désolée, comme recouverte de cendres et dominée par un rocher-trône brillant qui rappelle le Veau d’or biblique. Sous la flûte entêtante de Magic Malik (Malik Mezzadri), qui mène tantôt un groove funky tantôt une mélodie douce au piano à pouces, ils s’enlacent et se repoussent, se provoquent et se méfient. Une nef des fous où apparaît soudain un masque dansant, comme un spectre, pareil à ceux qui se produisent lors des grandes funérailles à Bobo Dioulasso, capitale économique du Burkina et ville natale d’un chorégraphe qui, s’il est allé loin, n’oublie pas d’où il vient.

(1) Wakatt : au Théâtre national, à Bruxelles, du 22 au 26 septembre et du 12 au 16 janvier 2021.

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