LE JOUR DE LA NUQUE BLANCHE

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

D’elle, on ne voyait d’abord qu’une nuque en point d’exclamation. Comme si ce trait blanc impératif concentrait à lui seul toutes les indispensables ponctuations du monde. C’était en mars, il y a un mois pile, juste là, sur la terrasse presque déserte de ce café. Il faisait tellement froid qu’on s’attendait à voir débouler des patineurs sur le zinc. L’avant-veille, ç’avait été la journée mondiale de la Poésie. La veille de l’avant-veille, ç’avait été celle du Bonheur. Mais le jour de la nuque blanche, tout était défait, brouillé, souillé. Le pays n’était que tiraillements et déchirures, tapi dans la démente réalité des tranchées que creuse la terreur.

De temps à autre, entre deux gorgées rouges, la nuque blanche crache un noyau d’olive dans le cendrier posé devant elle. A quoi joue-t-elle ? Qui est-elle ? Pas moyen de voir son visage. Mais le ballet des serveurs, tout autour d’elle, la fait briller comme une étoile. Elle a éparpillé sur la nappe, pêle-mêle, des crayons de couleur, un stylo-plume, des éponges pour la vaisselle, des aspirines, l’envie de vivre et un verre de grenadine. Et bien sûr, ce cendrier, qui subit un intermittent bombardement olive.

D’un coup sec, la nuque blanche égorge son stylo-plume et des traits d’encre bleue en jaillissent, éclaboussant la nappe. Alors, très vite, c’est l’alphabet tout entier qui se retrouve à courir sur la table, haletant d’une rime à l’autre. Une serveuse se précipite ; la salue bas, se penche. Non merci, elle ne veut pas d’autre nappe. Mais oui, bien sûr, Madame, que vous pouvez écrire sur la table !

Le café tout entier se tourne vers elles. Et là, la nuque blanche a enfin un visage : elle a les yeux gonflés comme des éponges. Le temps rentre ses griffes. Puis, l’inconnue au stylo-plume remontre sa nuque et elle remet ça. En salves bleues et olive.

A quelques mètres, au comptoir, ça s’agite. Ça discute. Ça piaffe. Ça passe même un coup de fil. Quelques minutes plus tard, une camionnette blanche freine devant la terrasse. Un binôme barbu en débarque. Il porte en ahanant un grand cadre en verre et en bois. Le duo hésite du regard entre le patron des lieux et la nappe striée de bleu. Les bonshommes décident finalement de déposer leur fardeau contre le bar. En attendant (mais en attendant quoi ?), ils se commandent une bière.

Dans le café, un goutte-à-goutte de chuchotements fait comprendre que la nuque blanche est poète. Poétesse, pardon. Poétesse nationale du Royaume. Rien que ça. Et ce qu’elle écrit, là, sous nos yeux, c’est l’inattendu du monde. Elle dit le froid, les escaliers du métro, le plâtre et le bruit insensé de l’aéroport. Oui, on est mort ici. Dans un décor banal à pleurer, un 22 mars anodin qui s’était levé en sifflotant et qui s’est retrouvé la corde raide autour du cou.

La royale poétesse écrit mâchoire serrée. Son mascara n’en finit pas de dégueuler. De sa plume, elle touche profond. Elle tâte toutes les peaux trouées, boursoufflées, blessées. Elle donne des mots aux bouches que les bombes ont barbelé de rouge.

 » Ma ville au coeur fêlé, nos peaux cibles dans tes rues dansent (*)  » : nous autres, assis autour de ce torrent de verbe improvisé, nous la regardons écrire. S’arrêter d’écrire. Recapuchonner son stylo. Quitter le troquet, avec ses aspirines, ses crayons de couleur et son envie de vivre.

Dans un vertigineux tourbillon barbu, la nappe-poème est alors lissée, étirée, centrée, encadrée dans un précieux châssis en bois. Le champ de bataille est devenu chant de mots.

Mais c’est pas tout ça. L’heure tourne. Où est encore passé le serveur ? S’agirait quand même pas de louper le film de 20 h 15 qui va démarrer sur La Une.

(*) Tu es cible, de la poétesse nationale Laurence Vielle. http://www.poetenational.be/ tu-es-cible/

rosanne mathot

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire