Le jeu dans la peau

Récréatifs au départ, les jeux de hasard et d’argent peuvent aussi précipiter leurs adeptes dans le gouffre le plus noir: dépendance, surendettement, décrochage social, suicide… Cri d’alarme d’un spécialiste

Il y aurait, en Belgique, 20 000 personnes pathologiquement accrochées aux jeux de hasard et d’argent. Le chiffre est approximatif: personne ne connaît avec exactitude les ravages de ce qui, de plus en plus, apparaît comme un véritable problème de santé publique. Le jeu peut, en effet, asservir, ruiner des vies et mener à de véritables drames familiaux. Mais le jeu est aussi une véritable industrie, qui rapporte des sommes faramineuses à l’Etat et à une myriade d’opérateurs privés. Un nouveau casino ouvrira bientôt ses portes à Bruxelles. De son côté, la Loterie nationale, dont les jeux ont progressivement perdu d’importantes parts de marché, réfléchit à de nouvelles formules qui, pour la première fois, se joueraient via Internet. Bref, l’offre se fait toujours plus alléchante.

Thérapeute et assistant social à l’Unité des dépendances du service de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire Brugmann (ULB), Serge Minet tire la sonnette d’alarme – sans moralisme ni angélisme – dans un récent ouvrage consacré à ce qu’il appelle « la joueuse », faucheuse de vies. Il y décrit la descente aux enfers des victimes et expose une des pistes thérapeutiques pour en réchapper et se reconstruire.

Le Vif/L’Express: Votre livre est plein d’espoir: on peut sortir de l’enfer du jeu. On peut guérir de cette pathologie. Mais il donne aussi froid dans le dos.

Serge Minet: Oui, je suis inquiet, notamment pour les jeunes et même pour les enfants. La maladie du jeu est, par définition, une plongée dans la solitude extrême. Et le développement d’Internet risque d’accentuer ce phénomène. Or l’âge de mes patients ne cesse de diminuer: je rencontre de plus en plus de jeunes d’à peine 23 ou 24 ans, complètement surendettés à cause d’une longue période d’asservissement au jeu. Les femmes restent encore minoritaires, mais elles sont plus nombreuses qu’avant dans les consultations. J’assiste aussi à l’arrivée d’un nouveau type de patients. Il s’agit de jeunes qui n’arrivent plus à décrocher de leur écran: ils passent leurs nuits à correspondre ou à jouer via Internet, ils ne dorment plus, ne mangent plus. Chez eux, il n’y a pas de perte d’argent. Tout simplement, ils perdent le contact avec la réalité et ils en tombent malades. C’est un phénomène qui, probablement, n’a pas encore révélé toute sa mesure.

Mais à quel moment bascule-t-on? Le jeu est tout de même, a priori, un moyen privilégié d’épanouissement, de récréation, de rencontre…

Il est même plus que cela. Pour le jeune enfant, il est un outil indispensable de construction et de développement. Plus tard, il devient un moyen parfaitement légitime de se surpasser, de se valoriser, d’affiner ses aptitudes. Le problème survient lorsque ce surpassement ne repose plus sur des compétences, des habiletés et des techniques personnelles, mais bien sur le hasard. Là commence le risque. Le grand drame du joueur dépendant, c’est que le hasard devient cette espèce de personnage incommensurable, contre lequel il va se battre dans une illusion de toute-puissance ( lire l’encadré ci-contre).

Et le hasard intervient de plus en plus tôt…

Le hasard, mais aussi la solitude. Tôt ou tard, celui qui joue pour le plaisir, sur Internet, va se voir proposer des jeux de casino et des cyberloteries, où des sommes d’argent sont en jeu. A ce moment, le surpassement de soi n’a plus de sens, car il n’y a plus rien à dépasser: toute l’habileté individuelle a déjà été déployée. Or la grande différence entre la dépendance au jeu et l’alcoolisme ou la toxicomanie aux drogues dures, c’est que le joueur a besoin de plus en plus d’excès et de risques, de gagner – en fait, de perdre – de l’argent. C’est, chez lui, une question de sensation et d’excitation. L’alcoolique, lui, peut maintenir sa dépendance à une certaine quantité de consommations – certes pathologique – mais stable. Quant à la solitude, elle peut intervenir très tôt. Le psychologue suisse Jean Piaget a découvert que l’enfant de 3 ou 4 ans entre en relation avec ses congénères, paradoxalement, en s’installant d’abord dans une sorte d’isolement et en créant un espace de protection par rapport à l' »envahisseur ». Je crains que, dans certains cas, les jeux électroniques ne soient, dès l’enfance, un moyen de maintenir cet isolement dans une espèce de monologue qui, au lieu de devenir progressivement collectif, reste solitaire. Avec les jeux électroniques et Internet, l’entrée dans la solitude – ou dans une sorte de bulle psychotisante – devient ainsi de plus en plus précoce. Ajoutez, à cela, un contexte politique et sociétal où le surpassement personnel et la performance sont hypervalorisés, au détriment de la relation avec l’autre et de la convivialité. Pensez aussi aux jeux télévisés où les sommes à gagner sont énormes. Bref, le terreau est de plus en plus fertile pour créer de nouvelles dépendances au jeu.

Un dixième casino belge va bientôt ouvrir ses portes à Bruxelles. Qu’en pensez-vous?

C’est inquiétant. D’autant plus qu’il sera situé en pleine ville. On peut s’attendre à une clientèle massive. Or, statistiquement, entre 20 et 30 % des personnes qui entrent dans un casino deviennent dépendantes au jeu. Il ne faut pas être naïf: même si on y entretient l’idée que chacun peut devenir millionnaire un jour, la fonction principale d’un casino est de faire perdre de l’argent à ses clients. Lorsque les directeurs de ces établissements prétendent pouvoir repérer les joueurs malades, et éventuellement les aider, je ne peux m’empêcher de sursauter. C’est impossible. Les joueurs dépendants ne suent pas à grosses gouttes comme au cinéma. Par définition, ils ne se repèrent pas ou peu. Un joueur malade ne parle jamais de son problème. Par honte, bien sûr, mais aussi par nécessité. S’il en parle à son entourage, il se coupe aussitôt des stratagèmes qu’il a mis en place pour entretenir son besoin du jeu et sa quête incessante d’argent. Ces stratagèmes dévoilent un savoir-faire étonnant: 90 % des joueurs qui viennent en consultation ont une capacité de rebondissement et d’affabulation extraordinaire. Mais ce silence les condamne à entretenir leur solitude.

Depuis peu, l’Etat tente de protéger davantage les joueurs. L’âge de l’accès aux lunaparks est passé de 18 à 21 ans. Les casinos, longtemps interdits mais « tolérés », ont acquis leur cadre légal. La mise horaire est plafonnée pour certains jeux. Positif, tout cela?

Indéniablement, ça commence à bouger. La loi de juin 1999 ( NDLR: elle a créé, notamment, la Commission des jeux de hasard) a contribué à faire prendre conscience que la dépendance au jeu est un problème de santé publique. L’Etat se réveille après un siècle d’hypocrisie. Mais tout cela ne constitue qu’un premier pas. Je ne cesse de répéter, par exemple, que Louvain-la-Neuve, avec ses lunaparks intégrés dans un campus de petite taille, constitue un véritable nid à pathologies. De même, avec ses formules multiples, la Loterie nationale a les mêmes objectifs que les salles de jeux: gagner de l’argent. Et en faire perdre à d’autres. Avec, toutefois, cette nuance fondamentale: l’Etat a le devoir de s’interroger sur la nature des jeux qu’il installe. Lesquels, par exemple, favorisent le moins la dépendance? De leur côté, certains exploitants de lunaparks acceptent d’entamer une réflexion de santé publique. Le dialogue est possible. Il faut donc aller beaucoup plus loin: former des thérapeutes spécialisés, sensibiliser les médiateurs de dettes, réaliser très rapidement une étude épidémiologique complète sur ce phénomène en Belgique, descendre dans les écoles. Pourquoi ne pas ouvrir les machines à sous devant le grand public et démontrer leur finalité délibérée de faire perdre? Pourquoi ne pas démontrer scientifiquement aux jeunes, via les cours de mathématiques et de probabilité, l’inutilité des martingales?

Une conférence intitulée « Quand le jeu ou le Web devient un enfer… que faire? » (par François Nef) est organisée le 7 mai à Louvain-la-Neuve. Infos: 010-47 40 14.

Entretien: Philippe Lamotte

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