Le secrétaire d'Etat est à la fois critiqué pour son interventionnisme et apprécié comme "le seul qui se soit donné la peine de rencontrer les services" de l'Office des étrangers. © LAURIE DIEFFEMBACQ/Belgaimage

Asile et migration : comment le secteur s’adapte aux méthodes Francken

Le Vif

Trois ans que Theo Francken est en charge de la politique belge en matière d’asile et migration. Trois ans qu’il en bouscule les acteurs habituels : les associations, les avocats et l’Office des étrangers. Enquête dans un secteur où tout le monde parle sous couvert d’anonymat.

 » On n’est pas tous des fachos !  » C’est en termes fleuris que se présentent les agents de l’Office des étrangers. Normal : depuis l’arrivée de Theo Francken, l’image de l’Office s’est dégradée.  » Le cabinet n’aide pas, c’est sûr, mais nous, on ne fait qu’exécuter les décisions politiques. On fait le sale boulot, c’est compliqué de faire comprendre mon travail à quelqu’un en dehors.  » Difficile d’expliquer tant la matière est technique, difficile d’en discuter tant le sujet est politique et difficile d’en parler tant la charge de travail est émotionnelle.  » Soit tu rentres à la maison avec les histoires que tu as entendues, soit tu arrives à ne plus y penser. C’est un boulot où la question des valeurs, des personnes se pose avec beaucoup d’acuité, et ça ébranle beaucoup.  »

Les agents ou anciens fonctionnaires qui ont accepté de nous parler témoignent d’une grande solidarité entre eux. Quelque-uns admettent qu’il existe dans leurs services des difficultés entre francophones et flamands. Rien de neuf pour une administration fédérale belge. Mais avec l’arrivée de la N-VA à l’asile et la migration, il y a trois ans,  » les loups sont sortis du bois. Certains n’ont plus eu peur de s’afficher. Theo Francken a ainsi été très bien accueilli par ma hiérarchie « . La présence du secrétaire d’Etat à l’Office est plus marquée que celle de ces prédécesseurs, à coups de discours lors de l’accueil de nouveaux fonctionnaires qu’il remercie  » pour s’être joints à la cause « , ou de verres du personnel. Mais pas seulement :  » Il est le seul secrétaire d’Etat qui se soit donné la peine de venir rencontrer les services ; avant lui, je n’ai jamais vu Maggie De Block, et Melchior Wathelet n’est venu qu’à une seule fête du personnel. Certains dossiers sont gérés en synergie avec le cabinet. Certains chefs font des réunions avec le cabinet car il y a un grand intérêt de la part du secrétaire d’Etat pour leur service. Francken se rend compte de la charge de travail, il est très reconnaissant.  »

Certains défenseurs des droits des étrangers dénoncent le
Certains défenseurs des droits des étrangers dénoncent le « rouleau compresseur législatif » mis en place par Theo Francken.© FILIP DE SMET/belgaimage

La boîte noire

L’Office est une administration cloisonnée. Chaque service est hyperspécialisé. La division du travail est exacerbée : chaque agent s’occupe d’un article de loi ou d’un arrêté d’exécution. Et si dans certains bureaux le turnover des fonctionnaires est plus régulier, c’est  » pour éviter que les mêmes agents s’occupent régulièrement des mêmes personnes étrangères, ou parce que certains services sont nerveusement plus sensibles « .

Les relations avec la hiérarchie sont parfois compliquées. Les agents reçoivent des directives, mais pas de réponses à leurs questions :  » On est obligés de rendre des décisions très vite, surtout depuis la crise migratoire de 2016, et il faut être rentable, ne pas poser de questions. Il faut fonctionner comme un robot, il est mal vu de remettre en question une décision. Il n’y a pas d’objectif de décisions positives ou négatives mais on doit faire du chiffre. On reçoit aussi des priorités dans les dossiers, en fonction des nationalités ou d’actions spéciales comme les situations de vols à la tire. Si on demande pourquoi, on nous répond que c’est un ordre du cabinet. On est tout le temps dépendants d’ordres de la hiérarchie, et il y a un changement tous les deux ou trois mois dans les priorités. « Ces agents remettent alors leurs décisions dans une base de données. Le document est envoyé à la fin du mois au cabinet et  » si on n’a pas atteint les chiffres demandés, le supérieur doit y répondre. Un certain nombre de dossiers doivent partir en centres fermés par exemple, ça doit être respecté. Il n’y a pas de quotas, officiellement, mais on voit des incohérences et des motivations bancales.  »

Face au « rouleau compresseur »

Pour certains des avocats qui défendent les droits des étrangers, le secrétaire d’Etat est  » un rouleau compresseur législatif  » qui multiplie les projets de lois pour durcir la politique migratoire. Une seule procédure a été simplifiée par le secrétaire d’Etat et, depuis le 17 novembre, les étrangers risquent des amendes en cas de recours abusifs auprès du Conseil du contentieux des étrangers.

La grande innovation de l’ère Francken, c’est de s’attaquer directement aux avocats. Le secrétaire d’Etat s’en est pris à eux à plusieurs reprises dans la presse pour les discréditer. Il est directement intervenu dans la réforme de l’aide juridique. Le ministre de la Justice souhaitait revaloriser le régime à points des avocats pro deo. Mais en matière de droit des étrangers, le nouveau système s’est éloigné des propositions concertées avec les ordres. In fine, les avocats pro deo qui pratiquent en droit des étrangers risquent de voir leur rémunération diminuée.

Le sourire de façade ne fait pas oublier à Myria la réduction de son financement par dotation fédérale.
Le sourire de façade ne fait pas oublier à Myria la réduction de son financement par dotation fédérale.© Didier Lebrun/PHOTO NEWS

De son côté, l’Office a écrit à certains bâtonniers pour leur suggérer d’introduire des plaintes disciplinaires contre plusieurs avocats. Motif invoqué ? Le contenu de leurs recours serait trop répétitif.  » Oui, puisque les décisions de l’Office des étrangers sont toutes les mêmes !  » répond un avocat visé par ce courrier.  » C’est de l’intimidation pure et simple pour que les avocats n’introduisent plus de recours. On veut nous faire peur.  »

Devant ces différentes initiatives, certains considèrent que  » toutes les pièces du puzzle se mettent en place pour rendre plus difficile l’accès à la justice pour les étrangers « .

Ping-pong

Les avocats se retrouvent malgré eux dans une partie de ping-pong entre l’Office des étrangers et le Conseil du contentieux des étrangers. Lorsqu’un recours est introduit, il arrive que l’Office retire sa décision pour éviter une annulation du Conseil. Et il est fréquent que l’Office reprenne ensuite une décision négative, quasiment similaire, obligeant l’avocat à introduire un nouveau recours. Ce type de recours est alors souvent conclu comme  » rejeté  » par le Conseil, alors qu’en réalité il est devenu  » sans objet  » à la suite du retrait de l’Office. Le cabinet politique peut ensuite utiliser cette conclusion de rejet pour gonfler les statistiques et démontrer que les avocats abusent de recours qui seraient rejetés par le Conseil.

Même yo-yo lorsque l’Office est sanctionné : l’administration reprend parfois la décision annulée par le Conseil, à quelques mots près.  » Theo Francken essaie d’avoir les avocats à l’usure et nous traite ensuite de procéduriers.  »

Les avocats dénoncent enfin la com du secrétaire d’Etat : il se saisit de dossiers symptomatiques qu’il suit personnellement :  » C’est très clair que, par rapport à ses prédécesseurs, il fonctionne à l’individu. Si un étranger a trop fait parler de lui dans les médias, il sera ciblé avec une accélération de procédure ou une mise en centre fermé. Désormais, donc, on ne gagne jamais rien à médiatiser un dossier puisque Francken va s’en saisir pour s’exprimer sur sa politique.  »

 » Petit Trump  »

Ce nouveau style se fait également sentir auprès des associations qui travaillent dans la matière.  » C’est un petit Trump « , assène Alexis Deswaef, président de la Ligue des droits de l’homme. Les autres représentants du monde associatif préfèrent s’exprimer en off.  » On a peur de Theo Francken, il vérifie tout, il contrôle tout. II ne supporte pas la critique.  » La crainte est plus vive du côté des associations flamandes, qui confient ne pas toujours agir ou s’exprimer sur le sujet. Et Myria dénonçait, il y a un mois, la réduction de son financement par dotation fédérale.

La collaboration avec le secrétaire d’Etat ? Les consultations se font à la hâte, à l’image de la dernière réforme du droit d’asile sur laquelle le cabinet a pourtant travaillé pendant deux ans. Francken ne concerte pas le secteur en amont  » mais il aime bien débattre après l’adoption de nouvelles mesures. On s’éloigne donc du débat d’idées pour une discussion où il cherche à convaincre qu’il a raison. « 

Par Fanny De Clercq.

L’éclipse des juges

A l’époque de l’affaire des visas syriens, les relations étaient tendues entre l’exécutif et la justice. Certains juges auraient difficilement accepté les critiques de Theo Francken lancées dans la presse. Lors d’une cérémonie où étaient présents des membres du Conseil du contentieux des étrangers, de l’Office des étrangers et du cabinet, certains juges du Conseil n’ont pas hésité à manifester ouvertement leur mécontentement. Pile au moment du discours du secrétaire d’Etat, ils se sont levés et ont quitté la pièce pour marquer leur désapprobation.

Les avocats de l’Etat coûtent-ils un bras ?

Il y a un an, Theo Francken attaquait les avocats pro deo en droit des étrangers lors de la réforme de l’aide juridique. Il parlait alors » du business lucratif  » autour  » de l’industrie de la migration « . Il semblait oublier que l’Office des étrangers emploie aussi des cabinets d’avocats pour défendre ses dossiers. Certains travaillent depuis des années pour représenter l’Etat belge, comme Motulsky Partners & Lawyers, Magister Legal ou Derriks. Dans les affaires de l’imam de la Grande Mosquée de Bruxelles ou des Soudanais, c’est Matray Matray & Hallet qui a agi. Kristof Roox, du cabinet international Crowell & Moring LLP, est intervenu dans le dossier des visas syriens. Ces cabinets sont en principe sélectionnés à la suite de procédures de mise en concurrence. Ils ne sont pas facturés selon le système de points des avocats prodeo mais par prestations. Et le coût de ces honoraires d’avocats est noyé dans le budget global de la politique d’asile et d’immigration.

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