Le grand retour de la discrétion

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

A l’heure où tout le monde ramène sa fraise sur les réseaux sociaux, il est difficile pour les chefs de ne pas succomber à la tentation de l’ubiquité et de l’autopromotion. Bonne nouvelle pour ceux qui résistent : l’époque est en train de leur tendre les bras.

En 2013, une série d’ouvrages est venue rappeler les vertus de la réserve. Leurs titres ? La discrétion ou l’art de disparaître de Pierre Zaoui, La force des introvertis : de l’avantage d’être sage dans un monde survolté de Laurie Hawkes ou encore La force des discrets de Susan Cain. Soit trois signatures différentes pour un propos commun invitant à ne pas ajouter sa pierre à l’obscénité exhibitionniste ambiante dont Facebook incarne sans doute le volet le plus tonitruant. Cette attitude consistant à ne pas aboyer avec la meute et à ne pas être sur tous les fronts, Zaoui la définit à merveille :  » Se faire discret, c’est résister à la caméra de surveillance de l’époque, c’est vivre une expérience politique, une disponibilité urbaine et démocratique. Pour le dire en termes discrets, c’est laisser un peu de place aux autres et au monde.  »

Si cette attitude de retrait porte ses fruits dans la vie de tous les jours, il semblerait qu’elle fasse également sens en cuisine. En témoigne le récent palmarès Michelin qui a déroulé le tapis rouge aux discrets, du moins à trois d’entre eux. Avec un second macaron dans la poche, Christophe Hardiquest (Bon Bon) est un magnifique prototype de chef qui refuse la dispersion. L’homme ne se permet de quitter son restaurant de Woluwe-Saint-Pierre, qui est également sa maison, que lorsque celui-ci est fermé. Autre personnalité à avoir été sacrée, Stéphanie Thunus évolue sur le même socle. Chez cette fille d’agriculteur qui a ouvert Au Gré du Vent, à Seneffe, la modestie est inscrite dans les gènes… Et vient de lui offrir une étoile. Idem pour Pierre Massin et son Chai Gourmand à Gembloux. L’homme n’est jamais aussi bien que lorsqu’il cuisine dans l’intimité de ses quatre murs. Mais il y en a d’autres : Clément Petitjean de La Grappe d’Or à Torgny, Alain Gascoin de l’Idiot du Village à Bruxelles, François Gérard de Fruits de la Passion à Thorembais-les-Béguines… Tous ont adopté une attitude de retenue qui détonne dans le panorama gastronomique actuel.

C’est que les sollicitations sont nombreuses : manier le fouet à 45 mètres au-dessus du sol, régaler dans un tram, rôtir avec la ville à ses pieds, ciseler des feuilles de basilic pour une poignée de privilégiés, signer une purée pour une chaîne de supermarchés, faire briller sa gourmette devant les caméras d’une énième téléréalité dédiée à la bouffe… Autant d’expériences qui, en elles-mêmes, n’apportent rien à l’acte de cuisiner. Cela dit, on peut comprendre les chefs ayant succombé aux sirènes d’une pratique en tambour et trompette. Il ne faut pas oublier que ceux-ci ont longtemps végété, blêmes, dans des sous-sols éclairés au néon. Avant de susciter l’engouement actuel qui vitamine leurs egos, ils ont trop longtemps goûté aux commentaires négatifs liés aux métiers manuels. A cela, il faut ajouter le syndrome d’une société du spectacle qui trop souvent ne se souvient que du plus exposé. Interviewé récemment, Pascal Devalkeneer, du Chalet de la Forêt, à Bruxelles, expliquait à quel point la pression était intense.  » Lorsqu’on se lance dans un projet avec un certain nombre de couverts et une idée de la gastronomie, on est condamné à tourner à plein régime. A la moindre baisse, on s’inquiète. On voit aussi que des chefs triplement étoilés prêtent leur image à des produits ou font des congrès pour mettre du beurre dans les épinards. Du coup, on cherche à exister par tous les moyens.  » Il reste que le système atteint ses limites et que le public attend avant tout d’un chef qu’il soit accessible et généreux… dans son restaurant.

MICHEL VERLINDEN

 » Résister à la caméra de surveillance de l’époque.  »

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