En 2019, Amazon, le géant de l'e-commerce, a expédié 3,5 milliards de colis dans le monde. Une hyperpuissance qui suscite aussi critiques et boycott. © belgaimage

Amazon, le grand méchant loup de l’e-commerce

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Vilipendé pour son gigantisme, ses pratiques déloyales, ses tours de passe-passe fiscaux et les conditions de travail impitoyables de ses employés, Amazon fait figure de monstre moderne. A tort ou à raison?

Depuis le confinement à répétition, Jeff Bezos adore la chanson de Bashung: « Ma petite entreprise connaît pas la crise, elle s’expose au firmament… » Le chiffre d’affaires de son bébé, Amazon, a explosé cet été, soit une grimpette de 40% par rapport à 2019. C’est pain bénit, cette pandémie, pour le self-made milliardaire dont la fortune personnelle a déjà bondi de 87 milliards de dollars en 2020, grâce aux actions qu’il possède dans sa société.

Et ce n’est pas fini. Le colosse de l’e-commerce prévoit des ventes de fin d’année exceptionnelles. Sans parler de son nouveau dada: sa pharmacie en ligne, lancée aux Etats-Unis en plein Covid, avant de débarquer sans doute dans le reste du monde. En 2019, 3,5 milliards de colis ont été expédiés par ses services. Cela a des conséquences positives pour les livreurs, comme GLS ou DPS, qui ont annoncé la création de dizaines voire de centaines de nouveaux emplois en Belgique. Mais une telle hyperpuissance attire forcément aussi la jalousie, les critiques, le boycott.

Face à ce Goliath qui offre 250 millions d’articles, qui créée ses propres produits (liseuse, tablette, TV-stick, enceinte connectée…) et offre un service de pubs, des vidéos à la demande et un hébergement cloud, les David de l’e-commerce et du commerce en général se sentent démunis. A commencer par les libraires qui, dans de nombreux pays, Belgique, France, Royaume-Uni, Québec, s’unissent sur des plateformes digitales pour ne pas se laisser totalement déborder par les ventes amazoniennes, a fortiori pendant le confinement.

1.600 commerçants belges

Si la résistance au titan de Seattle s’organise, il faut mentionner que celui-ci représente aussi une opportunité pour les commerçants, même les petits. Aujourd’hui, 60% des produits sur Amazon sont vendus par des marchands professionnels tiers. Une proportion qui a doublé en dix ans. Ils sont 800.000 vendeurs en Europe, plus de 10.000 PME et TPE en France. « Chez nous, alors qu’il n’y a aucun entrepôt Amazon, on dénombrait 1.600 commerçants belges présents sur sa marketplace l’année dernière », relève Sofie Geeroms, directrice de l’association BeCommerce.

Bien sûr, ce n’est pas gratuit: la société de Jeff Bezos prélève une commission sur chaque article vendu, de 7 à 15% selon la catégorie de produits (20% sur les bijoux), mais aussi un abonnement mensuel de 39 euros, des frais administratifs pour les retours et remboursements… Les commerçants tiers peuvent utiliser ou non la logistique d’Amazon pour le stockage, l’emballage et l’envoi des colis, et ainsi bénéficier de l’option Prime (livraison en un jour ouvré). Cela a aussi un coût.

Ennemi ou partenaire?

Certains s’en sortent pas mal, d’autres atteignent difficilement le seuil de rentabilité. Ils sont surtout de plus en plus nombreux à soupçonner Amazon d’exploiter illégalement les données communiquées via l’utilisation de sa logistique ou sa plateforme Web, pour copier leurs produits les plus populaires et les commercialiser sous sa propre marque à un prix inférieur. La commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager enquête depuis un an sur cette pratique déloyale. Ses premières conclusions sont plutôt accablantes.

« Bien sûr, Amazon est critiquable, mais il faut voir cette plateforme, avant tout, comme un outil digital parmi d’autres« , analyse Christophe Wambersie, secrétaire-général du SNI, syndicat des indépendants (1). Ce dernier, en partenariat avec la plateforme de stratégie numérique Digital Wallonia, a organisé, en 2019, une quarantaine d’ateliers pour les commerçants, de Mons à Liège, afin de les sensibiliser à la palette d’outils numériques dont ils peuvent profiter. « On leur explique l’intérêt d’être présents sur les réseaux sociaux, l’appli Waze ou Google My Business, le service de référencement sur le moteur de recherche, mais aussi sur Amazon, enchaîne Christophe Wambersie. Il n’y a pas d’exclusive. L’essentiel est de ne pas rater le train de l’e-commerce d’autant que les jeunes générations en sont très friandes. »

Le colosse de l’e-commerce prévoit des ventes de fin d’années exceptionnelles.

Bol.com, concurrent sérieux

Sofie Geeroms ne considère pas non plus Amazon comme le monstre qu’on présente toujours. « En partant de rien, Bezos a lancé une innovation digitale majeure qui a révolutionné la vente en ligne, affirme-t-elle. Ce n’est pas incompatible avec les web-shops, au contraire. Et puis, il y a de plus en plus de concurrents sérieux, comme Bol.com. » Ce géant néerlandais de l’e-commerce, qui offre 15 millions d’articles, regroupe plus de 4.000 commerçants belges. Depuis longtemps plébiscité en Flandre dont le marché est le prolongement naturel de celui des Pays-Bas, il est désormais disponible en français.

Pour le SNI, il faut néanmoins veiller à ce que les règles de concurrence entre Amazon et les autres commerçants soient équitables, comme le prévoit d’ailleurs la nouvelle loi sur les pratiques déloyales entre entreprises. Pas simple avec une telle multinationale. On le voit sur le plan fiscal, où les règles de concurrence sont aussi faussées au final lorsqu’Amazon pratique l’optimisation fiscale. Il y a un an, le journaliste du magazine français Capital Benoît Berthelot publiait le livre choc Le Monde selon Amazon (éd. Cherche Midi). Il y expose, entre autres, comment l’entreprise américaine parvient à échapper à l’impôt.

Amazon, le grand méchant loup de l'e-commerce
© GETTYIMAGES

Laborieuse taxe Gafa

Ainsi, en France, certaines de ses activités, comme l’e-commerce avec sa logistique, ont leur siège dans l’Hexagone, détaille Benoît Berthelot, mais les activités « non physiques » très lucratives, comme sa filiale cloud, sa filiale publicitaire ou celle qui collecte les commissions des vendeurs tiers de la marketplace, sont domiciliées au Luxembourg, où se trouve le siège européen d’Amazon et où le taux de prélèvement fiscal est nettement plus faible. Ce n’est pas illégal. Mais, comme les autres Gafa (Google, Facebook, Apple), elle est régulièrement pointée du doigt pour ses tours de passe-passe.

Depuis plusieurs années, l’OCDE planche sur un projet de fiscalité internationale pour le secteur numérique. La Commission européenne étudie, elle aussi, la possibilité d’une telle taxe Gafa de 3% sur le chiffre d’affaires (et non sur le seul bénéfice) des géants du Web. Elle a calculé combien chaque Etat membre gagnerait si ces propositions étaient appliquées: entre 200 millions et un milliard d’euros pour la Belgique. Mais la taxe envisagée par l’OCDE est inacceptable pour les Etats-Unis qui abritent les champions du secteur. Pour apaiser Washington, l’organisation qui réunit 37 pays dits développés a lancé un projet parallèle de taxe minimum sur toutes les multinationales.

Jeff Bezos (ici, à l'écran), lors de l'audition antitrust des Gafa devant le Congrès américain, le 29 juillet dernier.
Jeff Bezos (ici, à l’écran), lors de l’audition antitrust des Gafa devant le Congrès américain, le 29 juillet dernier.© belgaimage

La Belgique, attentiste

« Les discussions avec l’administration Trump se sont toutefois révélées vaines, commente Maaike Vanmeerhaeghe, experte fiscale chez Oxfam. Le président Biden se montrera sans doute aussi résistant, mais, au moins, un dialogue sera possible. En cas d’échec, l’Union européenne pourra avancer seule, sans prendre de risques. » D’autant que 35 pays, lassés d’attendre l’issue des palabres au sein de l’OCDE, ont déjà adopté une taxe de type Gafa ou sont en passe de le faire (selon une étude récente de KPGM). « La Belgique n’en fait pas partie, souligne l’experte d’Oxfam. Mais le gouvernement De Croo a déclaré que si rien n’aboutit au niveau international ou européen d’ici à 2023, une taxe Gafa sera adoptée. »

Géant parmi les géants, Amazon est emblématique de cet univers impitoyable.

Sur le plan éthique, Amazon fait l’objet d’autres accusations, ces dernières années. Les conditions de travail dans les entrepôts sont régulièrement dénoncées par les syndicats, dont des représentants au sein de l’entreprise, venus de quinze pays, s’étaient réuni à Berlin en mai 2019 pour la campagne #We.are.no.robots. Deux mois plus tard, une grève avait été suivie par des milliers de salariés en Europe et aux Etats-Unis. En cause: les cadences imposées, les gestes chronométrés à la minute, la surveillance excessive, le tout via l’outil informatique qui, par définition, n’a rien d’humain.

Amazon, le grand méchant loup de l'e-commerce

Les Temps modernes, version Bezos

« Il n’y a aucun temps mort pour s’entraider, gérer un dysfonctionnement ou simplement souffler. C’est une nouvelle forme de taylorisme », constate Aline Bingen, sociologue du travail à l’ULB qui a co-organisé, il y a tout juste un an, le colloque « La face cachée des commandes en ligne ». Ces time-off task sont traqués par Amazon qui les appelle en abrégé TOT et le système lance des avertissements aux employés trop peu productifs. La cadence de travail s’intensifie encore lors des pics de commandes, comme lors du Black Friday ou des fêtes de fin d’année. Ceux qui ne peuvent suivre le rythme sont remerciés. Le turnover des travailleurs est d’ailleurs important. Au colloque, un délégué syndical français chez Amazon a confié que l’ancienneté moyenne des salariés se situait entre 18 et 24 mois.

En juin dernier, des employés américains de l’entreprise de Jeff Bezos ont déposé plainte pour ne plus être pénalisés pour leurs TOT durant la pandémie. D’autres ont été licenciés, en avril, après avoir dénoncé le non-respect des règles sanitaires de distanciation dans les entrepôts. Cela a décidé le vice-président d’une filiale d’Amazon à claquer la porte en écrivant sur son blog qu' »une veine toxique traversait la culture de l’entreprise ». Au Royaume-Uni, en octobre, deux syndicats ont réclamé une enquête parlementaire, signalant un nombre inédit d’employés blessés dans les vingt entrepôts du pays.

« En cliquant sur son ordinateur, le consommateur ne voit pas la chaîne de réactions qu’il déclenche. La plupart ne savent rien de ce qui se passe dans les entrepôts où leurs colis sont préparés, épingle Aline Bingen. Bien sûr, il n’y a pas que chez Amazon que les conditions de travail sont intenables. La grande distribution ou les fournisseurs des pharmacies ne sont pas en reste. » On se souvient de l’émission Cash Investigation sur Lidl, montrant comment les préparateurs de commandes étaient pilotés à la voix par des robots dont ils devaient répéter systématiquement les ordres. Mais, géant parmi les géants, Amazon est emblématique de cet univers impitoyable.

(1) Le SNI organise du 9 au 13 décembre prochains le Virtual Shopping Day pour faire découvrir, à travers un grand concours, les vitrines virtuelles des commerçants wallons.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire