Le goût de la désinvolture…

Evénement ! Le musée du Prado, à Madrid, présente la toute première rétrospective en Espagne de Jean-Auguste-Dominique Ingres. Auteur d’un Bain turc (qui provoqua quelques sueurs… froides), il compte parmi les figures les plus influentes – et audacieuses – dans l’histoire de la peinture du XIXe siècle.

Pour des raisons historiques complexes, l’oeuvre de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) n’est pas du tout représentée dans les collections publiques espagnoles. Cela explique, en partie, qu’aucune rétrospective monographique ne lui ait été consacrée en territoire ibérique. Le musée du Prado et la Fundación AXA ont conjugué leurs efforts. La mission ? Convaincre le musée Ingres, à Montauban, et le Louvre, à Paris, deux collections incontournables, de se séparer de leurs chefs-d’oeuvre. Des prêts exceptionnels dont Le bain turc et la Grande Odalisque (qui ne quittent le Louvre qu’en de très rares circonstances) ou Le rêve d’Ossian (musée Ingres). S’articulant en dix sections, l’exposition entend porter un regard nouveau sur l’artiste. Quelque septante tableaux (de premier choix) révèlent le maître dans toute sa splendeur.

Le parcours – chronologique et thématique – s’ouvre sur un séduisant autoportrait qui transmet toute l’énergie de sa jeunesse. L’enfant ultradoué est encouragé par son père, peintre régional qui lui transmet quelques principes fondamentaux. Et déjà, on chuchote que, dès l’âge de 10 ans, le gamin savait peindre et dessiner comme un pro ! Ses facilités seront consolidées à Toulouse puis à Paris, dès 1797, dans l’atelier de l’éminent Jacques-Louis David (1748-1825). Tout laisse présager qu’il reprendra le flambeau de son maître mais le jeune homme ne tarde pas à s’émanciper. Son objectif ? Le Prix de Rome… décroché en 1801.

Génie hors catégorie

Alors qu’il rêve de peintures d’histoire ( » le grand genre « ), Ingres devient rapidement et contre son gré, un portraitiste renommé. Les commandes se multiplient. La haute société cherche à se faire immortaliser dans ses tableaux à la fois descriptifs et raffinés. Et pour cause : il était parfaitement capable de capturer la psychologie de ses modèles. Il pouvait représenter la nature rêveuse d’un artiste (Portrait de François-Marius Granet) comme le charisme imposant d’un empereur. Napoléon Ier sur son trône impérial est aujourd’hui une oeuvre emblématique reconnue pour son magnétisme sans égal. De cette toile immense, Ingres attendait de la reconnaissance.

Il se fait moins introspectif lorsqu’il peint des visages féminins. Il livre des dames les plus respectées dans la société une image sophistiquée. Belles, en pleine santé, richement habillées (les détails de la robe et le rendu des textures semblent ici sa priorité). L’art du portrait – auquel l’exposition accorde une attention particulière – a offert à Ingres l’occasion d’écrire l’un des plus beaux chapitres de l’art du XIXe siècle. Pour preuve, La comtesse de Haussonville et Mme Moitessier. Deux icônes.

Jean-Auguste-Dominique Ingres a également donné une nouvelle dimension à la représentation du nu. Fidèle à sa distinction des genres, il traite l’homme en employant l’héritage qu’il reçut de David. Avec une fidélité absolue aux proportions et conventions académiques, il livre des gaillards héroïques. Positionnement différent quand il représente la femme qu’il parfume d’une charge érotique.

Aucune tendance ne lui resta étrangère. Passionné de littérature gréco-latine, Ingres figure aussi les grands thèmes de l’Antiquité dans lesquels il manifeste sa virtuosité. Dans de grandes compositions à sensation, il offre sa définition du classicisme. En guise d’épilogue, la dernière cimaise présente un autoportrait à l’âge de 78 ans duquel se dégagent maitrise et autorité.

Tour à tour décrié ou adulé, Ingres connut de son vivant la notoriété. Consécration réservée à une poignée de privilégiés, une rétrospective de son oeuvre fut d’ailleurs organisée à l’Exposition universelle de 1855, à Paris. Clairvoyant, Baudelaire le considérait comme  » l’homme audacieux par excellence « . On sent effectivement l’envie de s’écarter, à chaque fois, des sentiers balisés. En conclusion, une exposition dont on retient qu’elle échappe à toute définition !

Fleurs de harem

Amoureux de la femme, Ingres composa de très nombreux nus féminins. Parmi ses tableaux les plus sensuels et audacieux, la Grande Odalisque (1814). Une des images les plus influentes de l’histoire de la peinture moderne. L’artiste offre ici une vision fantasmée de l’Orient.

A la fois offerte et inaccessible, cette  » femme de harem  » (traduction de Odalik) nous dévoile sa nudité (et son sublime fessier). Allongée lascivement, elle nous fixe fermement. Est-ce une invitation directe au plaisir ? Alors qu’il traite les détails (bijoux et étoffes qui composent l’atmosphère orientale) avec une extrême minutie, Ingres surprend par le traitement désinvolte des proportions. Il sacrifie la vérité anatomique pour gagner en sensualité. Il prolonge le dos de trois vertèbres supplémentaires pour mieux souligner la courbure. Et pourtant, les croquis préparatoires de cette oeuvre présentaient des proportions parfaites. La déformation n’intervient que dans la version définitive. Autres  » libertés « , l’angle peu naturel formé par la jambe gauche et la rotation du visage dans un 180° improbable. Ce mépris de la réalité lui valut de violentes attaques dans la presse. Celle-ci ne sera pas plus favorable au Bain turc (1862). Le caractère circulaire du tableau ajoute une dimension transgressive, voyeuriste. Comme si l’on observait la scène à la dérobée, à travers le trou d’une serrure… Cette atmosphère où baigne la sensualité fut violemment critiquée. En 1937, Paul Claudel – grand littérateur de l’époque – vit dans cet entrelacs de corps,  » une masse de femmes nues agglomérées l’une à l’autre comme une galette d’asticots « . La formule a tout du moins le mérite de nous amuser !

Ingres, au Museo Nacional del Prado, à Madrid (Espagne). Jusqu’au 27 mars. www.museodelprado.es

Par Gwennaëlle Gribaumont

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