Le gâchis

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Après des années d’errance et des mois de chute libre, la Sabena a fait aveu de faillite. L’onde de choc, économique, sociale et politique est sans précédent. Le gouvernement cherche l’issue de secours

Insistante, cruelle, la sonnerie d’un GSM vibre dans la salle de presse. Ferdinand Chaffart, le président du conseil d’administration de la Sabena, ne cille pas, tandis que le téléphone portable, du fond d’une poche revolver, entonne les premières notes de La Brabançonne. « A mon grand regret, nous sommes dans l’obligation de faire aveu de faillite. Mon sentiment ? C’est plus que dommage. Mais il ne faut pas perdre l’avenir de vue. » Facile à dire, surtout de la part d’un homme qui ne cache plus son souhait de quitter ses fonctions.

Facile, oui, alors que, de tout temps, la Sabena a cumulé les handicaps. Les lourdes erreurs de gestion de ses dirigeants, la quête, vaine, de rentabilité, l’incurie coupable de l’Etat, pourtant actionnaire majoritaire, et la puissance anesthésiante des organisations syndicales l’ont peu à peu poussée vers l’agonie. En cinq mois – mais lesquels ! -, quelques clous sont venus définitivement fermer son cercueil: l’abandon et la mise sous concordat de son actionnaire minoritaire, Swissair (49,5 %), la crise généralisée du secteur aéronautique, aggravée par les attentats du 11 septembre, et, sans doute, les faiblesses du ministre de tutelle, Rik Daems (VLD).

Poussée dans les cordes, noyée par une dette de près de 90 milliards de francs, la Sabena n’avait plus guère le choix. Son conseil d’administration a dès lors demandé la suspension du concordat judiciaire qui lui avait été accordé le 5 octobre dernier. La formule du concordat est, en effet, conditionnée par un plan de relance que le tribunal du commerce doit juger crédible. Or, de tel plan, il n’en est point. Pas plus que de repreneurs.

Prudente et soucieuse d’éviter les déboires de Swissair, dont certains avions avaient été saisis à l’étranger, la direction de la Sabena a, plus ou moins discrètement, rapatrié ses appareils sur le sol belge. Ils ne voleront plus, sous cette bannière en tout cas. Dans le pays, des centaines de passagers, titulaires désemparés de billets de la compagnie nationale, tentent de s’informer sur les possibilités de remboursement. A l’aéroport, ils sont, temporairement, déclarés persona non grata. Car la Sabena est morte, déclenchant la plus grande faillite de l’histoire économique belge. Son ampleur est de loin supérieure à celle de la fermeture de l’usine Renault, à Vilvorde, qui, en 1997, avait laissé 3 100 personnes sur le carreau.

Abandonnés sur le tarmac, les 12 000 employés de la société (filiales comprises) attendent. Riche de 43 nationalités, l’effectif de la Sabena compte 61 % d’hommes et 39 % de femmes, et presque autant de néerlandophones que de francophones (51 %-49 %). A cette heure, aucun d’entre eux n’est fixé sur son sort. Las, hésitant entre la colère et les larmes, plusieurs centaines d’employés ont arrêté spontanément le travail, quelques heures avant le prononcé de la faillite, par le tribunal de commerce. « C’est comme la dernière cigarette du condamné à mort », explique une employée. « Arrêter maintenant ou demain, qu’est-ce que ça change ? » s’interroge un de ses collègues. Autour des bâtiments de l’aéroport de Bruxelles-National, trois centaines de policiers, envoyés par le ministère de l’Intérieur, veillent au grain, à titre préventif. Maladresse…

Pendant ce temps, la direction de la Sabena et les représentants du gouvernement élaborent le plan de relance d’une compagnie nouvelle formule et assurent son indispensable financement.

Le principe: au départ de la DAT (Delta Air Transport), la filiale de la Sabena spécialisée dans les vols européens, une nouvelle société est créée. La DAT, qui occupe actuellement 950 personnes, reprendra une soixantaine de liaisons de la Sabena, essentiellement sur l’Europe, tout en conservant quelques lignes long-courrier, vers l’Afrique et vers les Etats-Unis. Le transfert des créneaux horaires ( slots) a d’ailleurs déjà été effectué.

La nouvelle compagnie, qui gardera dans l’immédiat l’appellation DAT, emploiera de 2 000 à 2 500 personnes, dont, sans doute, un bon millier d’anciens de la Sabena, reclassés à des conditions de travail et de salaires que nul n’évoque, actuellement. Dans un second temps, un rapprochement opérationnel avec la compagnie Virgin Express, pouvant aller jusqu’à la fusion, devrait intervenir. « Il reviendra aux nouveaux actionnaires de la DAT de définir les modalités de cette alliance », précise un proche du gouvernement.

Voilà pour le volet strictement aéronautique. Quant au financement de l’opération, il sera assuré par un consortium, encore à constituer, composé de 12 investisseurs financiers et industriels et des trois sociétés régionales d’investissement. Celles-ci sont intervenues en fonction de l’habituelle clé de répartition communautaire: 55 % pour la Flandre, 35 % pour la Wallonie et 10 % pour Bruxelles. Ensemble, ces 15 investisseurs recapitaliseront la DAT à hauteur d’un peu plus de 8 milliards de francs (200 millions d’euros).

Qui sont, au juste, ces nouveaux investisseurs ? Au moment de mettre sous presse, leur identité n’avait pas encore été rendue publique, certains d’entre eux devant encore recevoir l’aval formel de leur conseil d’administration. Parmi eux figurent plusieurs grandes institutions bancaires, dont quelques-unes détenaient des créances sur la Sabena, ainsi que des acteurs industriels. Dexia-Artesia, Fortis-Banque, ING, la KBC, Electrabel, Solvay et autres UCB seraient de l’aventure. « On a suivi la démarche de Swissair », confirmait, ironique, Fred Chaffart. Les Suisses ont en effet appelé à leur chevet deux des plus grandes banques du pays, pour sauver leur compagnie nationale de la déroute.

En attendant que ces nouveaux investisseurs prennent effectivement le contrôle de la DAT, sous la houlette de deux poids lourds, MM. Lippens et Davignon, le crédit de soudure de 5 milliards de francs, accordé par l’Etat à la Sabena au début du mois d’octobre, permettra d’assurer le fonctionnement de la compagnie. Ce crédit, comme son nom l’indique, devra ultérieurement faire l’objet d’un remboursement. Quant à l’Etat, il ne sera plus actionnaire, ce qui ne sera pas pour déplaire à la très vigilante Commission européenne.

Ce scénario présente deux avantages majeurs. 1. Il maintient une compagnie nationale, même de taille plus modeste, en Belgique et, surtout, à Bruxelles, au coeur de l’Europe. 2. Il limite les dégâts sociaux induits par la faillite de la Sabena.

Ceux-ci n’en restent pas moins impressionnants: 6 000 personnes devraient perdre leur emploi dans l’opération, sans parler des milliers de postes de travail indirectement mis en péril, par exemple chez les fournisseurs de la compagnie. Les quelques milliers d’autres employés de l’ex-Sabena se retrouveront soit au service de la DAT, soit au service des repreneurs qui, dès la faillite de la compagnie prononcée, auront fait offre pour acquérir, aux meilleures conditions, l’une ou l’autre filiale intéressante (Sobelair, Sabena Technics, Atraxis Belgium, Sabena Hotels…). Ces sociétés ne sont, en effet, pas touchées par la faillite prononcée à l’égard de leur maison mère. Pour les 6 000 membres du personnel licenciés, l’ultime espoir réside à présent dans l’élaboration d’un plan social convenable. Autour d’un médiateur social, les organisations syndicales et les représentants du gouvernement ont commencé à en négocier les modalités, s’accordant, avant le prononcé de la faillite, sur le principe des prépensions accordées au personnel âgé de 50 ans à la fin de 2002. Décidé à assurer, sans faiblir, le financement de ce plan social, qui coûterait au bas mot 20 milliards de francs, le gouvernement est désormais à la recherche de solutions pour réunir les sommes nécessaires. Cet argent ne proviendra pas de la Sabena, quasi exsangue, même si celle-ci compte poursuivre Swissair devant les tribunaux pour non-respect des accords de recapitalisation conclus cet été, notamment. « La situation actuelle s’explique en grande partie par l’attitude des Suisses, assure Fred Chaffart. Nous allons intensifier nos procès à leur charge, en espérant récupérer tout ce qui est possible. » Mais Swissair est sous concordat…

Pour financer le plan social, l’équipe arc-en-ciel pourra, certes, solliciter le fonds de fermeture, précisément créé pour garantir les droits sociaux minimaux des travailleurs touchés par une faillite. Mais ce fonds, alimenté par les cotisations des entreprises (à hauteur de 0,16 % de leur masse salariale) ne contient, à l’heure actuelle, que quelque 4 milliards de francs. Un appel a dès lors été explicitement lancé aux entreprises du secteur privé, leur demandant d’augmenter les cotisations versées à ce fonds. A la FEB (Fédération des entreprises de Belgique), cette idée n’a suscité aucun enthousiasme. A moins, a-t-elle suggéré, que les cotisations sociales patronales soient revues à la baisse dans une même proportion…

« Sur la nécessité de financer correctement ce plan social, le gouvernement est uni, assure un proche du dossier. On n’assiste à aucune discussion de marchands de tapis en la matière. Pour obtenir l’argent nécessaire, le ministre du Budget, Johan Vande Lanotte, fait fonctionner l’imagination de ses collaborateurs. On trouvera une solution. » Le gouvernement devra, pour cela, se montrer créatif. Car les instances européennes veillent. Elles s’opposeront à tout geste de l’Etat qui pourrait être considéré comme une aide d’Etat, interdite.

Jusqu’à présent, l’affaire de la Sabena n’a pas encore réellement rebondi sur le terrain politique. L’urgence était ailleurs. Le plan de relance de la DAT concocté, le gouvernement ne pourra néanmoins pas faire l’économie d’une élémentaire introspection. Car la question de la responsabilité politique, individuelle et collective, reste posée. La capacité d’un Etat à assumer un rôle d’actionnaire au coeur d’une société à capitaux mixtes est toujours en question. « Nous avons connu un climat social tel que nous n’en avions plus vu depuis la fermeture des charbonnages, souligne un proche du gouvernement. Le débat qui s’ouvre sur la responsabilité politique est nouveau. Cela peut aller très loin… »

La réflexion est lancée. Si la faillite de la Sabena permet, demain, de sauver de la déroute d’autres entreprises à capitaux publics, comme la SNCB ou La Poste, elle n’aura pas été complètement absurde. Et, en dépit de tout, elle aura perdu un peu de son goût de cendres.

Laurence van Ruymbeke

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