Le Führer et le maestro

Les heures sombres d’un orchestre mythique. Comment le Philharmonique de Berlin, dirigé par Furtwängler, servit le IIIe Reich en tentant de préserver une part d’autonomie.

Berlin, 11 avril 1945 : une ville en ruine, livrée aux ultimes combats de la Seconde Guerre mondiale et à la famine. Aucune note d’espoir à l’horizon. Et pourtant Albert Speer, ministre de l’Armement, prend le temps de convoquer une dernière fois l’Orchestre philharmonique de Berlin (OPB) pour un concert privé dans la salle Beethoven, à quelques mètres des décombres de la Philharmonie. Le 8 mai, l’Allemagne capitule et, dès le 26, les musiciens se réunissent au Titania-Palast, un ancien cinéma, pour un concert dédié à Mendelssohn, compositeur juif jusqu’alors interdit. Puis viennent la dénazification et le retour à la normale. Le début d’une nouvelle ère qui va conduire l’orchestre, en 1955, à élire à vie à sa tête un immense musicien, Herbert von Karajan, ancien nazi.

Cette terrible et exemplaire page d’Histoire se devait d’être racontée. Sous la baguette du Reich, de Misha Aster, philosophe et musicologue, revient sur les errements de l’OPB sous la dictature nazie. Créée en 1882, la phalange s’est vite forgé une réputation d’excellence. Cette association farouchement indépendante, mais en grande difficulté financière, est nationalisée sans coup férir par le ministère de la Propagande au moment de l’arrivée au pouvoir de Hitler, en 1933. Les changements sont immédiats. Comme le note l’auteur de cette copieuse étude,  » l’essor économique des années 1930 permit de distribuer beaucoup d’argent dans les domaines idéologiquement importants tels que l’armée, le sport et la culture « . Pour cela, il n’existait pas de règle. Régnait au contraire  » un chaos inextricable de cupidité et d’égoïsme, d’intrigues et de prétentions « . Ainsi, entre 1935 et 1940, les subventions du Reich pour l’OPB doublèrent : l’orchestre multiplia les concerts, portés à plus de 180 par an, les tournées à l’étranger, et assura la fidélité de son chef principal, Wilhelm Furtwängler, dont les honoraires étaient exorbitants.

Professionnalisme sans faille

Dès lors, pour préserver leur statut, les musiciens  » non seulement étaient prêts à faire abstraction de leurs désapprobations individuelles, mais faisaient preuve d’un professionnalisme sans faille, même lors des concerts manifestement imposés par le régime « . Les exemples sont aussi nombreux qu’édifiants. En 1936, l’OPB occupe une place importante lors des Jeux olympiques. A partir de l’année suivante, il joue systématiquement pour l’anniversaire du Führer.

En 1938, après plusieurs années d’atermoiements, l’OPB participe au congrès du parti à Nuremberg et sert de parure aux discours de Hitler et de Goebbels. Le Führer peut exprimer le désir d’entendre, à la date et à l’endroit qui lui conviennent, Furtwängler diriger une £uvre de Bruckner ou de Beethoven. Le chef obtempère, mais parvient à maintenir une certaine autonomie à son orchestre. Et à conserver son excellence artistique. L’OPB défend le  » grand art  » dans un pays en guerre, mais n’en sert pas moins d’outil de propagande à un régime criminel. Jusqu’à la fin.

En 1944, lorsque est décrétée la  » guerre totale « , tous les théâtres et orchestres nationaux d’Allemagne cessent leurs activités. Les deux exceptions sont le Festival de Bayreuth et l’OPB. Furtwängler, de son côté, fuit en Suisse en janvier 1945. Malgré le départ de leur protecteur, les musiciens gardent leur statut exceptionnel de non-disponibilité militaire. Pouvaient-ils servir la musique sans être complices des atrocités nazies ? La question est essentielle, mais l’auteur ne s’y attarde pas, car Sous la baguette du Reich est d’abord un ouvrage documentaire. C’est tout son intérêt, mais aussi sa limite. Aster, qui a eu accès à des documents jamais exploités, détaille une partition lugubre. Elle fait froid dans le dos.

Sous la baguette du Reich. Le Philharmonique de Berlin et le national-socialisme, par Misha Aster, trad. de l’allemand par Philippe Giraudon. Héloïse d’Ormesson, 400 p.

BERTRAND DERMONCOURT

un outil de propagande pour un régime criminel, jusqu’à la fin

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