Le dialogue inattendu entre un prêtre et un sexologue

Habitués l’un et l’autre aux pages  » Opinions  » de La Libre Belgique, le jésuite Charles Delhez et le sexologue Armand Lequeux ( » mécréant, tendance agnostique « ) débattent courageusement de la sexualité, de l’amour, de la fidélité, du pardon, des familles recomposées, de la bioéthique, de Dieu… Et, bien sûr, des scandales de pédophilie qui affectent l’Eglise. Voici, en primeur pour les lecteurs du Vif/L’Express, des morceaux choisis de leur livre d’entretiens, Le Sexe et le goupillon (Fidélité). Sans en suivre l’ordre chronologique, actualité oblige.

La diabolisation de la pédophilie et la culpabilisation des abusés

Armand Lequeux :  » On peut se poser des questions sur la diabolisation de la pédophilie, mais la banaliser, c’est extrêmement dangereux. Un enfant ne peut pas donner son consentement à une érotisation de son corps. S’il l’autorise ou même la provoque, il n’est jamais réellement consentant, il est abusé. C’est l’adulte qui doit poser les limites et ne jamais exciter, toucher ni se faire toucher sexuellement par un enfant. Ce qui est horrible, et difficile à exprimer dans la nuance, veuillez m’en excuser, c’est que certains adultes qui furent abusés dans leur enfance témoignent qu’ils ont pu le rechercher, le provoquer et y prendre du plaisir. Ils se sentent non seulement blessés et salis, mais également terriblement coupables. Ce sentiment de culpabilité est parfois l’élément le plus difficile à assumer, alors qu’objectivement un enfant n’est jamais coupable, bien entendu, dans une telle situation. Seul l’adulte est responsable et coupable, il n’a jamais le droit de se laisser séduire sexuellement par un enfant !

Charles Delhez : Mais, question naïve sans doute, pourquoi le plaisir sexuel est-il positif à l’âge adulte et, pris trop tôt, si je puis dire, il serait dévastateur ?

A.L. : Ce n’est pas une question naïve du tout, elle est importante, mais la réponse n’est pas simple. Il faudrait interroger des pédopsychiatres, des psychologues du développement qui se sont penchés sur cette question. Mais, globalement, je pense qu’on peut répondre que l’équipement psychique d’un enfant n’est pas apte à métaboliser, à digérer ce genre d’excitation sexuelle. Vécue seul ou dans une relation ludique entre enfants, elle n’est pas dangereuse, mais c’est la soumission ou le jeu de la séduction perverse avec un adulte qui est  » toxique  » et peut marquer toute la vie de la victime.  » ( Pages 209 et 210.)

L’avis du psychothérapeute sur l’affaire Vangheluwe

A. L. :  » Cette affaire nous interpelle en effet toutes et tous, quel que soit l’état de notre relation avec l’institution ecclésiale […]. Il est bien difficile d’en parler. Nous ne pouvons […] qu’échafauder des hypothèses générales puisque les contradictions de la vie privée de cet homme font partie de son mystère et n’ont pas à s’étaler sur la voie publique. Il n’est, par ailleurs, pas raisonnable de n’en rien dire, car ce serait abdiquer de notre conviction que ce qui nous paraît inhumain fait pourtant intégralement partie de notre humanité et interpelle les limites de notre solidarité. […] Notre recherche de sens se doit de s’aventurer jusqu’aux douves nauséabondes sur lesquelles sont construits nos beaux châteaux. Nous avons tous une part d’ombre et, par là, l’évêque Vangheluwe est notre frère en humanité. A l’heure où la psychanalyse est attaquée de toutes parts, il est peut-être bon de se rappeler qu’elle nous apprit que nous fûmes tous dans notre enfance des  » pervers polymorphes  » et que nous sommes habités par une pulsion sexuelle qui n’est pas spontanément et uniquement au service de la vie. Thanatos et Mister Jekyll hantent aussi les palais épiscopaux…  » ( Page 118.)

Le silence coupable de l’institution

C.D. :  » Dans l’Eglise, jadis, on pratiquait la loi du silence précisément parce qu’on estimait que la pédophilie était très grave. On voulait préserver la réputation de l’institution qui, alors, se considérait et était considérée comme essentielle à la société. Il y avait aussi une illusion, celle que Dieu allait guérir sans passer par les médiations humaines. La réaction était donc : Prie ! […] Je crois, cependant, que l’Eglise, qui est la grande accusée, pourrait devenir un modèle ! Elle est invitée à montrer l’exemple d’une tolérance zéro et à jouer la transparence, et elle s’y est mise. L’affaire de Bruges s’inscrit en effet dans une déferlante de scandales qui, en Europe, a commencé par l’Irlande, puis a rebondi en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas, en Belgique… Le Pape lui-même a réagi personnellement en écrivant une lettre très forte aux Irlandais. En Allemagne, par exemple, les mesures prises ont été très rapides et très radicales. La chancelière Angela Merkel a salué les efforts menés. Il était temps, dira-t-on… Sans doute, mais il n’empêche que d’autres secteurs sont aussi profondément touchés. On estime que quatre-vingt-cinq pour cent de la pédophilie est intrafamiliale – des pères abusent de leurs enfants – et là, le silence est total. Toute la société est sans doute minée.  » ( Pages 220 et 221.)

Le pardon : une question d’hygiène de vie

A.L. :  » La notion de pardon n’est plus très à la mode alors qu’elle est pourtant essentielle dans un couple. […] Y a-t-il un lien avec la notion de  » péché  » ? Vous allez m’éclairer sur ce point, mais j’observe que, suite à une  » psychologisation  » peut-être abusive de nos affects et de nos comportements, nous ne sommes plus coupables de rien (c’est à cause de l’éducation que j’ai reçue, de mes parents, de ma névrose, du contexte, de la société, etc.) et nous perdons le sens du pardon. Alors que reconnaître que l’on est  » pécheur « , pour employer votre vocabulaire, cela responsabilise. C’est moi qui ai péché, je le reconnais. C’est plus  » noble  » que de chercher des faux-fuyants et des explications dans la psychologie […].

C. D. : En fait, j’utilise le mot péchéseulement dans un contexte religieux. Ici, j’ai simplement voulu montrer que le pardon est au c£ur de l’Evangile. […]

A.L. : Est-ce qu’on peut donner le pardon à quelqu’un qui ne l’a pas demandé ?

C.D. : Oui et non. Je distingue en général le terme pardon de celui de réconciliation. Le pardon, disent les psychologues, est une question d’hygiène de vie. Je ne peux pas vivre sans pardonner, c’est-à-dire sans, par le pardon, me défaire de l’emprise que l’autre a sur moi par le mal qu’il m’a fait. Tant que je n’ai pas pardonné, je rumine, et je n’arrive pas à vivre.

A.L. : C’est le processus de victimisation. De nos jours, trop de victimes ne sortent pas de ce statut.

C.D. : Tout à fait […]. Il est cependant possible que l’autre ne sache pas qu’il m’a blessé. Il ne me demande dès lors rien. Or le pardon que je donne pour qu’il soit accueilli doit être demandé. Sinon, si l’autre ne semble pas en avoir besoin, il ne l’accueille pas vraiment. Ce qui peut alors être compromis, c’est la réconciliation […]. Il arrive que, tout en ayant pardonné, je doive, en même temps, reconnaître que le chemin n’est plus possible ensemble.  » ( Pages 92, 93, 94 et 95.)

L’avortement : accompagner sans jugement

A.L. :  » […] Médicalement, l’interruption volontaire de grossesse, quand elle est précoce et pratiquée dans un cadre médical, est banale et sans danger. Elle peut d’ailleurs se faire sans l’agression du curetage, par la simple administration de médicaments qui provoquent une fausse couche. Il n’est plus correct d’utiliser la peur des conséquences sur la santé et sur la fertilité ultérieure pour empêcher les IVG, comme ce fut peut-être le cas de manière abusive auparavant. […]

C.D. : Il n’empêche que vous n’encouragez pas l’avortement…

A.L. : Je n’encourage pas l’avortement, mais j’accompagne avec un maximum d’empathie les femmes qui font ce choix, la plupart du temps dans des circonstances douloureuses (une rupture amoureuse, une maladie, un accident contraceptif à un moment totalement inopportun, etc.). Je vous ferai une confidence. Je regrette de n’avoir pas été jusqu’au bout de cet accompagnement et de n’avoir pas pratiqué moi-même des avortements dans ces circonstances, lorsque cet acte était illicite. Je fus lâche et hypocrite en me contentant d’orienter ces femmes vers la Hollande. J’en ai aidé certaines financièrement afin qu’elles puissent s’y rendre, mais je ne me suis pas  » sali les mains  » et je n’en suis pas fier.

C.D. : Vous me rappelez la question qui s’est posée en Allemagne, il y a quelques années. Les centres de planning familial organisés par l’Eglise accompagnaient des gens dans leur demande pour l’avortement. Au terme des rencontres, il fallait signer un document en vue de l’avortement, selon la loi allemande. Le Vatican a demandé que ces centres soient fermés. Les évêques allemands étaient évidemment au courant, mais estimaient quant à eux qu’il y avait là un service réel rendu à la société. Le Vatican, quant à lui, a refusé, car un principe essentiel était bafoué.  » ( Pages 193, 194.)

 » Ce que je crois… « 

C.D. :  » Je n’accepte d’être dépassé que par ce qui est supérieur à moi. L’être humain est cet être capable d’aimer, c’est-à-dire d’accueillir l’autre et de se donner à lui. Si Dieu existe, il ne peut être qu’infiniment plus amour que nous, infiniment plus personnel, donc. Dire que Dieu est personnel, ce n’est pas une réduction anthropomorphique, c’est hisser l’être humain à plus que lui.  » A vrai dire, on ne devrait écrire des lettres d’amour qu’à Dieu « , écrit Etty Hillesum, cette jeune juive hollandaise morte à Auschwitz le 30 novembre 1943.

A.L. : Je rejoins bien cette perspective qui se projette au-delà de l’homme… Je suis tenté de croire qu’il s’agit d’une Personne, en effet, mais je résiste à cette illusion et je vois ce dépassement comme une nécessité inhérente à notre finitude humaine. C’est quasi physiologique : pour survivre mentalement, nous avons besoin de nous construire un au-delà.  » ( Page 240.)

Le célibat des prêtres : contre-productif

C.D. :  » Il me semble que le célibat obligatoire devrait être dépassé dans l’Eglise. Je pense en effet qu’il est, pour le moment, contre-productif. Dieu peut combler – à sa façon – un c£ur humain, le couple n’est pas le seul lieu d’épanouissement. C’est un message fort. Mais à partir du moment où les  » affaires  » deviennent nombreuses et, de plus, sont de notoriété publique, c’est tout le célibat religieux qui est discrédité parce qu’il apparaît comme une obligation que l’on essaie de contourner comme on peut. Le rendre libre permettrait à ceux qui en font le choix de porter un message plus clair. Dans une société érotisée à l’extrême, ce message prophétique n’en est sans doute que plus urgent. […] Je crois donc à mon célibat. Quand cette vocation que j’estime haute (ce qui ne me permet pas de mépriser le mariage) est défigurée, cela me fait souffrir.  » ( Page 253.)

En guise de conclusion

A.L. :  » […] Je vous remercie d’avoir accepté ces rencontres avec le mécréant, tendance agnostique, que je suis. Voici donc que notre dialogue à propos de la sexualité se termine par votre témoignage sur le célibat ! Paradoxe, ou plutôt vérité cachée qui ne prend sens que lorsqu’on accepte de contester nos évidences premières pour oser la culbute dans la folie qui ouvre à la vraie sagesse… Le célibat électif et consacré tel que vous le concevez ne s’oppose pas, en effet, à la sexualité, il en révèle le sens qui dépasse évidemment les galipettes et la copulation. Ce n’est pas le seul paradoxe rencontré lors de nos échanges autour du sexe et du goupillon. Sans être exhaustif, je me permets d’en évoquer quelques-uns. Un plus un égale trois ! On ne peut grandir qu’en acceptant sa finitude, on n’est jamais aussi solide que lorsqu’on assume sa fragilité. Aimer est aussi bien cadeau reçu que dur labeur, sentiment que décision. C’est en se livrant dans l’amour qu’on découvre la liberté et enfin il faut être fêlé pour laisser passer la lumière… Quel programme !  » ( Page 254.)

M.-C. R

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