Le destin d’Israël

La guerre à Gaza est venue le rappeler : l’utopie sioniste a mal résisté à l’épreuve du réel. Afin de la ranimer, les héritiers de Ben Gourion devront s’affranchir du culte de la suprématie militaire et changer le regard qu’ils portent sur le monde. En réinventant une identité nationale.

De notre envoyé spécial

Où va Israël ? « ,  » Israël peut-il survivre ? « ,  » Quel Israël demain ?  » : une volée d’étagères suffirait à peine à archiver la ribambelle d’essais et de magazines ainsi titrés depuis trente ans. Les réponses à ces interrogations rhétoriques, elles, tiennent sur un Post-it. Où va Israël ? On le saura quand le pays aura retrouvé sa boussole et sa longue-vue. Israël peut-il survivre ? Bien sûr. Reste à deviner sous quelle forme, dans quel état et dans quel Etat. De l’avant-poste démocratique à la citadelle hautaine et autiste, les pythies proche-orientales ébauchent mille scénarios. Mais aucun, sans doute, ne comblerait Theodor Herzl, père du sionisme moderne, ou David Ben Gourion, l’éclaireur de l’indépendance. Jeune sexagénaire, l’Etat juif tâtonne, tiraillé entre l’utopie d’hier et les périls de demain, entre l’idéal humaniste et l’ivresse de puissance, entre son histoire, épique et sombre, et cette géographie que rien ne saurait abolir.

Une offensive à l’efficacité encore indéchiffrable

Le 10 février, à la faveur d’un scrutin législatif anticipé, les électeurs se choisiront non un capitaine sûr de son cap – tous les partis en manquent – mais un chef de quart au verbe martial. Loin de dégager l’horizon, la  » guerre de Gaza  » l’aura nimbé d’une brume d’euphorie éphémère et trompeuse. La loi des armes est un alcool fort ; gare à la gueule de bois. La victoire en trompe l’£il, aux dépens des islamistes du Hamas, restaure moins la  » capacité de dissuasion  » de l’armée, sapée à l’été 2006 par l’échec de l’aventure libanaise, que l’image qu’Israël se fait de lui-même. C’est à cette aune qu’il faut juger l’unanimisme patriotique – indiscutable – qu’a suscité une offensive à l’efficacité encore indéchiffrable. Un signe : le zèle des réservistes, sourds aux appels à l’insoumission. Seuls trois rappelés ont brièvement tâté du gnouf pour refus de servir. Nul doute que les soldats de Tsahal, ulcérés par la pluie de roquettes Qassam lâchées depuis huit ans sur des cibles civiles, brûlaient d’en découdre. Mais leur triomphalisme, au retour d’une bande de Gaza écrasée sous un déluge de fer et de feu, avait quelque chose de puéril et de malsain. Ils se vantent volontiers d’avoir été  » brutaux  » ou  » sauvages « . Et regrettent amèrement un cessez-le-feu jugé prématuré. La  » rage contrôlée  » que préconisait l’état-major ne le fut pas toujours. Pour preuve, ces familles palestiniennes décimées par des bombardements hasardeux.  » Une guerre bestiale, aveugle et inutile « , fulmine un éditorialiste du quotidien Haaretz.  » Le plus lourd bilan civil depuis le pilonnage de Beyrouth en 1982, souligne en écho l’historien Tom Segev. David contre Goliath ? Soit. Mais, ces jours-ci, David parle arabe.  » En réponse, la hiérarchie galonnée invoque les procédés  » monstrueux  » du Hamas : immeubles piégés, boucliers humains, miliciens planqués dans des écoles ou des hôpitaux. De même,  » l’armée la plus éthique du monde  » jure avoir tout fait pour épargner les civils, informés des frappes imminentes par téléphone, par sms ou par tracts.  » On a même piraté les radios locales pour diffuser nos messages « , insiste un gradé. Il n’empêche. Faut-il être cynique, ou obtus, pour soutenir, comme cet officier cité par le Jerusalem Post, que  » ceux qui voulaient sauver leur maison n’avaient qu’à empêcher les terroristes de les bourrer d’explosifs  » !

La formule, fameuse ici, fleurit souvent au son du canon :  » Yorim ve-Bokhim [On tire et on pleure].  » Mais, si l’on tire à balles réelles, voire des obus au phosphore, on verse des larmes de crocodile. A entendre les porte-parole de Tsahal, tout soldat se bat le fusil M-16 dans une main et la convention de Genève dans l’autre.  » Nous avons cette manie de prétendre tuer et soigner en même temps, peste Gideon Levy dans Haaretz. C’est impossible.  » Dotée depuis dix ans d’un  » code éthique « , l’armée planifie ses opérations avec le concours de sa division  » droit international  » et d’un aréopage de conseillers juridiques, quitte à ignorer au besoin leurs avis. A la clef, un mélange très israélien de férocité et de juridisme, afin de se prémunir contre les foudres de la justice internationale, déjà saisie de plaintes pour crimes de guerre. Et la censure militaire interdit aux médias de divulguer l’identité des commandants de l’opération  » Plomb durci « , pour mieux les couvrir. Quant au chef du gouvernement sortant, Ehud Olmert, il a ordonné à son ministre de la Justice de coordonner la défense de l’Etat d’Israël.  » Notre image, tranche le président, Shimon Peres, compte moins que nos vies. « 

Que valent celles des Arabes ? Pas grand-chose.  » Les Gazaouis ont grosso modo ce qu’ils méritent « , assène un cafetier. D’ailleurs, existent-ils vraiment ? On les désigne souvent sous le vague concept de  » Ha-tsad Hasheni  » (ceux de  » l’autre côté « ). L’innommé n’est jamais très loin de l’innommable. Vous pouvez fort bien converser vingt minutes avec un illustre chroniqueur télé sans que jamais le mot  » Palestinien  » ne monte à ses lèvres. Les voici relégués  » on the other side « . Tout comme leurs cousins de Cisjordanie, isolés par le  » mur de sécurité  » qui court du nord au sud sur près de 700 kilomètres, frère jumeau de la  » muraille de fer  » prônée dès 1923 par Zeev Jabotinsky, rival de Ben Gourion. Ce culte de l’afrada (séparation) n’est que l’une des facettes de la tentation de déni géopolitique : maints Israéliens rêvent, semble-t-il, de se délester de leur orientalité pour s’arrimer à un Occident dont ils fustigent pourtant l’indifférence, voire l’hostilité. Ainsi naviguent-ils souvent entre la volonté farouche de convaincre et le ressentiment de l’incompris.

Le royaume des triomphes désastreux

Quand roulent les tambours de la guerre, les stéréotypes relatifs aux Aravim (Arabes) défilent en rangs serrés. Citons-en deux : ces gens-là n’entendent que le langage de la force ; il n’y a pas, côté palestinien, de partenaire pour la paix. Reflets d’une troublante méconnaissance du voisinage, ces à-peu-près alimentent la propension à l’unilatéralisme. Tel est le cas en août 2005, lorsque Ariel Sharon, alors Premier ministre, ordonne le retrait de Gaza sans y associer une Autorité palestinienne traitée par le mépris, livrant dès lors l’étroite bande littorale au Hamas. Idem le 21 janvier, avec un cessez-le-feu décrété en solo. Israël, il est vrai, a toujours peiné à surmonter ses victoires. En 1967, au lendemain de la guerre des Six-Jours, c’est en vain que le légendaire Moshe Dayan plaidera pour un repli immédiat. Voilà le paradoxe d’Israël, royaume des triomphes désastreux.

A contre-courant du dédain de rigueur, quelques francs-tireurs écoutent encore les cris de détresse venus de  » l’autre côté « . Quitte à passer, au pire, pour des traîtres à la patrie, au mieux, pour des  » Yefei Nefesh « , ces belles âmes que tout faucon se doit d’accabler de sarcasmes. Etudiante à Sderot, ville meurtrie par les tirs de roquettes, Hadas a lancé par courriels, au c£ur de l’offensive, un appel aux dons de vivres, de vêtements et de couvertures. Epaulée par plusieurs ONG, elle a collecté de quoi charger huit camions ; cargaison entreposée, jusqu’à son acheminement à Gaza, dans un hangar de Kfar Azza, kibboutz hanté lui aussi par les Qassam. A l’entrée de Zikkim, autre village collectif frontalier de la bande, trône une étrange hanoukkia, chandelier cher à la tradition juive : en guise de branches, neuf tubes de roquettes.  » De l’art conceptuel « , ironise le  » gauchiste  » Marc Lévy, natif du Caire.

Le fracas des bombes et les clameurs conquérantes auront couvert les grincements d’une société fragmentée. Mais, si durci soit-il, le plomb de Tsahal ne masquera pas longtemps les fissures des piliers de l’Etat juif. On loue la vaillance des soldats ? Soit. De là à oublier que 28 % des appelés – à commencer par les ultraorthodoxes – se dérobent à la conscription obligatoireà Le fossé entre laïques et zélotes de la Torah se creuse de jour en jour. Et le temps, comme la vitalité démographique, travaille pour les théocrates : en 2030, leur poids au sein de la population juive de Jérusalem aura franchi la barre des 50 %. Les patriarches du sionisme, dessein plus national que religieux, réprouveraient à coup sûr l’emprise tatillonne que le rabbinat exerce sur le mariage, le divorce et les conversions. Rien ne prouve que les largesses accordées par l’Etat aux colons de Cisjordanie les raviraient. De même se désoleraient-ils du naufrage de l’idéal d’équité sociale. Près de 1 Israélien sur 4 campe sous le seuil de pauvreté. Sur ce front-là, aucune embellie en vue : hier porté par une croissance soutenue, le pays paie cash le prix de la récession mondiale. On annonce pour 2009 la suppression de 14 000 emplois industriels. D’autres fêlures plongeraient le Viennois Herzl dans la perplexité. L’une, historique, passe entre les Séfarades, juifs orientaux, et les Ashkénazes venus d’Europe centrale. Les Marocains de Sderot croient dur comme fer que le pouvoir n’aurait pas tant tardé à mater les lanceurs de Qassam si des Polonais de souche avaient sorti du néant cette  » ville de développement « . Une autre faille, plus béante que jamais, renvoie Israël à son ambiguïté identitaire : tous les sondages confirment le rejet croissant, par la majorité juive, d’une minorité arabe qu’elle refoulerait volontiers de l' » autre côté « . Etat juif, Etat des juifs, Etat de ses citoyens : le vieux dilemme a de beaux restes.

Libérer Israël de son tropisme insulaire

Certes, Theodor Herzl et ses disciples s’émerveilleraient de la robustesse de cette patrie surgie des cendres de l’indicible barbarie. Ils salueraient la vivacité de ses joutes politiques ou la fermeté d’une justice dont l’indépendance à l’égard du pouvoir laisse rêveur. Mais sauraient-ils convaincre leurs lointains héritiers de libérer Israël de son tropisme insulaire, de penser son destin dans ce coin du monde tel qu’il est ? On veut croire que Barack Obama, lui, le peut. Ou, à tout le moins, qu’il le veut :  » Notre puissance seule ne peut nous protéger, affirme le nouveau président des Etats-Unis. Pas plus qu’elle ne nous autorise à agir à notre guise [à]. Notre sécurité repose sur la justesse de notre cause. « 

Même en Terre promise, le pire n’est pas toujours sûr. Pas de formule miracle, mais un socle solide : celui du plan ébauché par l’Arabie saoudite, endossé par la Ligue arabe, et qu’il urge de sortir de l’ornière. Que prévoit-il ? La paix entre Israël et les 22 voisins de son  » étranger proche  » en échange d’un retour aux frontières de 1967. Et, bien entendu, de la création d’un Etat palestinien digne de ce nom. A défaut, ce pays né, selon l’ancien président du Parlement, Avraham Burg, de la tentative héroïque d’établir une société exemplaire, glissera vers un régime intenable d’apartheid par défaut.  » Quand il a fallu choisir entre toute la terre d’Israël sans Etat juif et un Etat juif sans toute la terre, lança en 1949 David Ben Gourion à la Knesset, nous avons choisi l’Etat juif. « 

Où va Israël ? Si les enfants des pionniers retrouvent ce chemin-là, on pourra enfin faire un peu de place sur les étagères. l

VINCENT HUGEUX

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire