Le désarroi des juifs

Graffiti et attentats antisémites, cris de haine, lettres aux relents nauséabonds stupéfient et angoissent la communauté juive, déjà déchirée par les répercussions du conflit israélo-palestinien. Enquête et témoignages

Début de soirée, à Bruxelles. En petits groupes, ils se réconfortent: quelque 500 juifs se sont retrouvés, ce jeudi 18 avril, devant la façade d’un immeuble calciné. Hier encore, il abritait un magasin appartenant à un commerçant juif. Au matin, des bidons d’essence ont été retrouvés sur les lieux: l’intention criminelle ne fait aucun doute. Spontanément, des membres de la communauté se sont donné rendez-vous, sur place, à Ixelles, pour une manifestation pacifique, sans mot d’ordre. Contre la bêtise et la haine. Le lendemain matin, un marchand de meubles de Molenbeek trouve, entre autres aménités, les mots « salle ( sic) juif » sur sa boutique.

Le soleil brille sur la capitale, ce dimanche 20 avril. La synagogue de la rue de la Clinique, à Anderlecht, n’a plus connu une telle affluence depuis des lustres. Aujourd’hui, environ 2 000 personnes y manifestent officiellement contre l’antisémitisme, en présence de représentants du monde politique. En quelques semaines, à Anvers et à Bruxelles, deux synagogues ont reçu des cocktails Molotov, des vitres de magasins ont été brisées et des personnes ont été prises à partie parce qu’elles étaient juives. De manière plus générale, au Consistoire israélite de Belgique, on fait état d' »incidents quotidiens ». Depuis le 11 septembre, le Centre pour l’égalité des chances a eu connaissance d’une quinzaine d’actes jugés antisémites. Au ministère de l’Intérieur, en raison d’enquêtes toujours en cours, on préfère ne pas encore donner de chiffres…

Ce dimanche donc, une marche était prévue jusqu’au mémorial de la déportation, à quelques rues de là, après la réunion à la synagogue. Mais, finalement, elle a été supprimée: les autorités communales se sont avouées incapables d’assurer la sécurité d’un tel défilé dans un « quartier à risques ». Les juifs présents ont le coeur gros. Ils n’en veulent pas à la commune concernée. « Mais, explique Philippe, un antiquaire venu avec ses enfants, je suis un citoyen comme un autre: l’Etat fédéral ne peut-il assurer ma sécurité dans mon propre pays, alors que je ne représente aucun danger? Ce manque de soutien et de protection, les silences ou les absences de discours clairs en réponse aux actes antisémites, tout cela me fait mal et nourrit mes appréhensions. La présence d’hommes politiques n’y change rien: je veux des actes. Je refuse d’être un citoyen de seconde zone, privé de droits élémentaires, comme celui de manifester ou de m’exprimer dans mon pays. »

Tristesse, interrogation, colère, agitation ou craintes: depuis des mois, les 40 000 juifs de Belgique ne vont pas bien. Et les discours officiels n’apaisent pas vraiment leurs inquiétudes. « Les juifs font partie d’une communauté pacifique. Mais ils ont l’impression que l’on ne reconnaît pas leurs problèmes de sécurité et que l’on banalise les incidents auxquels ils sont confrontés, sans prise de position ferme face à des dérives inacceptables, analyse le Pr Willy Szafran, psychiatre et psychanalyste. Ce déni de la réalité masque-t-il le refus d’admettre des déficiences dans l’intégration et dans l’éducation des minorités arabo-musulmanes au civisme et aux valeurs démocratiques de notre pays? »

Betty Dan, de Radio Judaïca, ne dit pas autre chose. « Depuis que les incidents antisémites se multiplient dans notre pays, on entend répéter sans cesse qu’il ne faudrait surtout pas importer le conflit israélo-palestinien. Mais avons-nous attaqué des mosquées, craché sur des hommes en djellaba, incendié des magasins, molesté qui que ce soit? Cette hypocrisie est insupportable. Au sein de la communauté musulmane, majoritairement pacifique, une petite minorité diffuse des discours de haine, manipulateurs, qui poussent sur le terreau de la méconnaissance du conflit du Proche-Orient et canalisent bien d’autres mécontentements. C’est de cela que nous attendons une condamnation claire. »

Certes, des initiatives de bonne volonté pour encourager le dialogue entre juifs et musulmans ont vu le jour, comme celle de Mousta Largo ou celle prise par Laurette Onkelinx, vice-Premier ministre. Mais les problèmes ne concernent-ils que ces deux communautés? « L’antisémitisme venant d’une minorité arabo-musulmane me semble tellement lié à la conjoncture du moment au Proche-Orient qu’il me m’inquiète que relativement: le jour où le conflit israélo-palestinien sera enfin réglé dans la justice pour les deux parties, le problème s’atténuera rapidement et il finira par disparaître, assure Maurice Einhorn, un intellectuel juif engagé en faveur de la paix. En revanche, l’antisémitisme traditionnel qui remonte à la surface me paraît beaucoup plus grave. En fait, il n’avait jamais vraiment disparu… » Assisterions-nous, dans la société belge, au retour des vieux démons?

Le retour des vieux démons

« Comme l’a dit Sartre en 1946, être antisémite, avant guerre, relevait plus ou moins de l’opinion. La Seconde Guerre mondiale en a fait un vrai délit de pensée et d’action. Il était politiquement incorrect de se déclarer comme tel. Ne serait-ce plus le cas? interroge Thomas Gergely, professeur à l’ULB et responsable communautaire. En tout cas, après des années de tranquillité, certains juifs redécouvrent soudainement qu’il existe, dans leur identité, un aspect mortellement dangereux pour eux-mêmes, et que cet aspect n’est pas lié à ce qu’ils font, mais à leur être. Il leur faut ensuite gérer cette découverte, avec toutes les angoisses qu’elle suscite… »

Philosophe et journaliste, Sara Brajbart tient des « chroniques du yishouv » (la communauté juive) depuis le déclenchement de la seconde Intifada. « Qu’on le veuille ou non, écrit-elle, nous voici réduits à cette singularité: être juif. Qu’on le veuille ou non, et même si on l’avait un peu oublié. Nous voici, nous, Belges nés juifs, interpellés, sommés de nous dénuder, de rendre des comptes, de nous défendre. Cette irruption dans notre moi profond agit à la manière d’un viol. Même dans mes pires cauchemars, je n’avais pas rêvé ce qui est en train de se passer, cette lente mais inexorable descente aux enfers où Israël, et maintenant les juifs, sont entraînés, quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas. Une fois de plus, coupables d’être. »

C’est exactement ce qu’a vécu récemment Natacha, une jolie économiste de 27 ans. « A une soirée, sans même me demander comment j’allais, on m’a interpellée en me lançant avec agressivité: « Alors, qu’est-ce que tu penses du Proche-Orient? » En fait, ce n’était pas à moi, Natacha, que l’on parlait, mais à la juive, forcément responsable de ce qui se passe au Proche-Orient. Donc, ce que l’on voyait en moi, en premier, c’est ma religion, mon appartenance. Moi, j’appelle cela de l’antisémitisme. Plus tard, toujours à cette soirée, un jeune Liégeois m’a déclaré froidement: « Les juifs, il faut tous les brûler! » J’étais abasourdie, anéantie. Jamais, je n’avais imaginé entendre ça. Je sais que nous ne sommes pas revenus en 1939, mais ces prises à partie restent très lourdes à supporter. »

Natacha n’est pas la seule à partager ces sentiments. Sur les lieux de travail, voilà des mois, déjà, que certaines personnes se voient apostrophées: « Alors, heureux de ce que vous faites aux Palestiniens? » Comme si tous les juifs étaient redevables de justifications par rapport à la politique du gouvernement israélien… Sonia travaille dans une multinationale installée à Bruxelles: après les réflexions peu amènes sur la politique israélienne sont venues les blagues antisémites. Elle a fini par demander que cela cesse. Mais, depuis lors, quand elle entre dans un bureau, plus personne ne parle ni, d’ailleurs, ne lui adresse la parole.

Fait nouveau, donc, l’antisémitisme s’affirme de plus en plus à visage découvert. Lorsque, en tant que rédacteur en chef du Journal du médecin, Maurice Einhorn a reçu, récemment, une lettre antisémite, ce n’était pas la première de sa carrière. Mais celle-là était signée, ce qui n’avait encore jamais été le cas. « En fait, pense-t-il, un antisémitisme qui plonge ses racines dans une tradition chrétienne séculaire s’est également revigoré par l’apport d’une ultra-gauche tiers-mondiste. Celui-là est appelé à durer. Il se pare du visage de l’antisionisme mais, en diabolisant Israël à l’extrême, tout en angélisant Arafat et l’OLP, il alimente l’antisémitisme le plus classique. Tout cela permet à l’Europe de se débarrasser à bon compte de sa lourde culpabilité vis-à-vis du génocide nazi, face auquel une majorité d’Européens sont restés, à l’époque, d’une grande passivité. » Dénoncées par certains intellectuels et éditorialistes français et par la gauche israélienne, ces dérives-là ne semblent pas, jusqu’à présent, agiter les démocrates belges. Au risque de sous-estimer le danger en s’abstenant de le nommer?

En attendant, d’une manière générale, jeunes et adultes juifs se disent inquiets, angoissés. « Ma mère, qui a connu deux guerres, n’a pas osé se rendre à la synagogue à la fin de la pâque juive, pour y dire la traditionnelle prière des morts », raconte un responsable communautaire. Autre facteur déstabilisant, les juifs ne se sentent pas forcément représentés par les quelque 200 responsables communautaires qui, traditionnellement, parlent en leur nom. Sans aucun doute, la « crise actuelle » aura de profondes répercussions sur certaines instances communautaires, bousculées ou critiquées par un grand nombre.

La couverture médiatique du Proche-Orient cristallise également les énervements de la communauté. Depuis des mois, elle vit une véritable déchirure face aux médias. Elle les accuse, par exemple, de réduire parfois le conflit israélo-palestinien au syllogisme, abondamment analysé, entre autres, par Pierre-André Taguieff dans La Nouvelle Judéophobie (Editions-Mille-et-Une-nuits): « Sharon égale Hitler; Sharon égale Israël; Israël, c’est les juifs; donc les juifs sont comme Hitler. CQFD. »

Les pièges des dérives sémantiques

« Les dérives sémantiques, les amalgames que l’on retrouve dans les médias véhiculent en fait les mêmes fantasmes que ceux qui avaient cours dans les années 1930 et emploient les mêmes avatars de langage, constate le Pr Willy Szafran. Ainsi, le terrorisme nous menace et ce serait la faute aux juifs, aux incroyants, au monde anglo-saxon enjuivé, etc. »

En ordre dispersé, un grand nombre de juifs se font donc forts de fustiger les dérives, réelles ou supposées, de la presse. Le tout donne un ensemble de réactions indignées, parfois convulsives ou insultantes, souvent maladroites et plutôt irritantes pour les rédactions. Mais, dans le lot, « des gens sensés ont dit à d’autres gens sensés ce qui allait arriver: ils les ont prévenus que l’on jouait avec le feu et que la bête immonde pouvait resurgir. Ils n’ont pas été écoutés… » constate le Pr Gergely. « Dialogue et partage », un petit groupe d’intellectuels qui répond à tout dérapage médiatique susceptible d’attiser l’antisémitisme, le sera-t-il davantage?

En attendant, comme pour se rassurer ou pour trouver et diffuser une information jugée « moins orientée », les membres de la communauté ont multiplié les sites Internet, inondant les boîtes à messages des mêmes articles que tout le monde envoie à tout le monde, presque en boucle. Et, désormais, à chaque attentat, à chaque incident, des juifs se demandent s’ils doivent faire leurs valises.

Jusqu’à présent, Joël Rubinfeld, un jeune publicitaire, a refusé de considérer cette option. « Je suis profondément belge, la Belgique est mon pays, mes racines sont ici. J’aime, aussi, Israël. Pour paraphraser un dirigeant communautaire français, « Ne me demandez pas de choisir entre mon père et ma mère! » » Depuis plus d’un an, délaissant son agence, il consacre la plus grande partie de son temps à Belisrael, l’ASBL des amitiés belgo-israéliennes. Ses buts: tisser ou retisser les liens entre les deux pays, tenter de combler un peu le gouffre entre toutes les communautés, calmer les extrémistes de tout bord. Ses armes: l’information et le dialogue avec les médias et les responsables politiques. Et puis, comme beaucoup d’autres, il passe des heures à rassurer, à écouter au téléphone des témoignages de proches ou d’inconnus. « Ce matin, raconte-t-il, un de mes amis, au nom typiquement juif, était convoqué à la police pour excès de vitesse. »Vous roulez aussi à de telles vitesses en Israël? » lui a demandé un policier. »

Après douze ans d’une amitié sans tache, Natacha, la jeune économiste, ne parle plus à sa meilleure amie, non juive. Cette dernière lui a reproché sa participation à une manifestation contre l’antisémitisme et lui a demandé de prendre officiellement position contre Israël. « J’étais très éloignée de toute considération politique, heureuse entre mon boulot, mes amis, mon chez-moi. A présent, j’ai peur, vraiment peur, et ce que j’entends autour de moi me fait mal. Je viens de quitter le monde des Bisounours… »

Lundi dernier, 18 balles ont été tirées contre la synagogue de Charleroi. Pendant la nuit, le magasin de Molenbeek déjà visé la semaine dernière a été, à nouveau, recouvert d’inscriptions injurieuses…

Pascale Gruber

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