Le cri primal de l’art

Guy Gilsoul Journaliste

La Tate Britain, à Londres, présente la plus grande rétrospective jamais consacrée à l’expressionniste Francis Bacon, un des plus grands artistes du xxe siècle. Un événement.

Répudié par son père qui l’a surpris à l’âge de 17 ans habillé en femme, le jeune Francis Bacon (1909-1992) affronte quelques mois plus tard la mort de son jeune frère. Entre désir interdit et effroi insoutenable, son enfance a aussi connu la violence des hommes : la Grande Guerre, d’abord, quand la famille vit à Londres, la guerre civile ensuite, lorsqu’elle retourne sur ses terres irlandaises. A 18, Bacon quitte l’univers familial et gagne Paris. Mais, avant de vivre à la température du Montparnasse de la fin des années 1920, il rejoint Chantilly afin de contempler Le Massacre des Innocents, le chef-d’£uvre classique de Nicolas Poussin. Il observe particulièrement la façon dont le peintre a exprimé le cri des victimes. Désormais, lui aussi veut crier, hurler même. Ou dévorer, mordre, arracher la vie à la vie. Et en faire le c£ur de sa peinture.

A Paris, Bacon découvre Picasso, De Chirico, Soutine, Dali. Boulimique, il absorbe aussi les images du cinéma et, parmi elles, une des scènes du Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein, et la violence en lame assassine du Chien andalou de B uñuel. Mais il n’a pas encore trouvé sa véritable voie. Sa première exposition, à Londres, en 1934, est un flop. En cause, sa manière trop illustrative et ses sujets qui ne suivent pas le surréalisme alors à la mode. Pourtant, il y développe déjà un thème qui le poursuivra toute sa vie : la crucifixion. Un homme tué de manière bestiale par ses pairs, dont le corps déformé et déhanché est accroché à une croix tel un b£uf aux crochets du mur de l’abattoir. Mais, pour développer vraiment ce thème, il lui faudra encore quelques années. Le temps de voir d’autres peintures anciennes, signées Cimabue ou Vélasquez, et de revivre la guerre, cette fois sous le coup des milliers de bombes allemandes. Le temps, aussi, de mesurer ce qu’aimer veut dire quand, face à soi, c’est un autre homme qu’il s’agit tout à la fois de caresser et de dévorer .  » Naître, copuler, mourir  » : en trois mots, Bacon résume l’homme. Un animal profondément seul, qui hurle dans un univers carcéral où le corps et l’esprit se heurtent aux cages qui le cernent et le violentent. Les variations à partir du Portrait du pape Innocent X, de Vélasquez, et de multiples portraits en seront l’expression.

Visages ou scènes de chutes et de luttes

Tout se passera désormais dans l’univers clos dans l’incroyable fouillis de son atelier, où, entre pinceaux et couleurs, s’entassent pêle-mêle livres, pages arrachées de magazines, photos prises par lui-même ou au Photomaton : visages ou scènes de chutes et de luttes. Bacon se nourrit d’images, sur lesquelles il élabore l’£uvre à venir. Soit par une découpe, un bord déchiré, un ajout de couleur, des taches de noir… Le tableau est déjà là, en gestation, à partir de corps de lutteurs, d’un toréador blessé, de scènes de chirurgie, d’une sculpture de Michel-Ange, d’êtres en mouvement photographiés par Muybridge ou d’instantanés pris de son ami, quasi nu, en slip de coton blanc. Une fois devant la toile, tout reste encore à faire. Le peintre métamorphose l’intention en £uvre de beauté. Sa sensibilité gagne les roses les plus tendres, même si le noir est présent, parfois, avec la noblesse d’un Van Dijck.

Durant plus de quarante ans, Bacon l’expressionniste a élargi alors les limites du  » peint « , mêlant sur une seule toile les formes les plus diverses, accordant les contraires et les contrastes de teintes, de gestes et de textures. On passe alors des roses les plus tendres aux noirs les plus somptueux. Avant Madrid et New York, soixante de ses plus belles £uvres sont aujourd’hui à Londres.

Francis Bacon. Londres, Tate Britain. Millbank. Jusqu’au 4 janvier. Tous les jours, de 10 heures à 17 h 30. www.tate.org.uk Par Eurostar : www.eurostar.com

Guy Gilsoul

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