Le corps des autres

Guy Gilsoul Journaliste

De l’Orient arabe du xiie siècle aux collines de Toscane cent ans plus tard, le corps questionne. C’est à partir de lui aussi que, de Naples à Ramallah, l’artiste Ernest Pignon Ernest interroge notre temps.

Ernest Pignon Ernest a le dessin dans la peau, une habileté redoutable, un sens de l’expression efficace. Mais un jour de 1966, secoué par l’annonce d’une implantation nucléaire sur le plateau d’Albion (Vaucluse), il veut agir. Dire non. Le hasard lui met sous les yeux la célèbre photo d’Hiroshima montrant la trace d’une silhouette noire. Il va l’emprunter, la traduire à l’échelle 1/1 et en faire un multiple en sérigraphie qu’il va coller un peu partout dans la région. Aucun commentaire. Seulement l’empreinte de ce corps surpris par la radiation. Il vient de trouver sa voie. Désormais, ce sera toujours à partir d’un événement localisé ou à la mémoire même d’un lieu qu’il va placarder, sur papier journal ou autre feuille peu à peu détruite par le temps, des images de combats humains (l’immigration, l’avortement, l’exil, la violence policière…) ou celles de personnalités hors du commun (Rimbaud, Maïakovski, Artaud, Caravage…).

Disposés sur un vieux mur, une porte, un soupirail, le trottoir lui-même, ces dessins éphémères n’existent donc pas pour eux-mêmes mais dans leurs rapports avec l’endroit et le moment choisi. Cette façon de faire à la fois populaire et profonde est commentée dans ce livre document par des personnalités comme Michel Onfray, Christian Bobin, Hélène Cixous, Jacques Henric, Daniel Pennac, Paul Virilio…

Mais le travail d’Ernest Pignon Ernest vise aussi l’un ou l’autre rappel plus hédoniste. Comme lorsqu’à Naples il rend hommage à Virgile en placardant un peu partout le dessin d’une femme qui, tout en se cachant le visage, relève sa robe en révélant son sexe. Ou encore, à Certaldo, en Toscane, où, en hommage à Boccace, il offre l’image d’amants nus, escaladant l’édifice jusqu’aux appuis de fenêtres auxquels ils s’accrochent.

Cette dernière opération est sans doute l’occasion de nous replonger dans le Décaméron écrit entre 1349 et 1351 au moment où la peste noire ravageait l’Europe. Rappelons que le texte met en scène sept nobles demoiselles et trois jeunes gens courtois réunis sur les hauteurs de Florence. A tour de rôle et pendant dix jours, chacun devra raconter une histoire. Et, pour la première fois, loin de se complaire dans les éloges chevaleresques, les cent histoires imaginaires dressent autant de portraits qu’il y a dans l’âme humaine de désirs et de perfidies. Or, très vite, l’auteur lui-même puis d’autres vont ajouter aux mots les images. L’édition de luxe éditée par Diane De Selliers est désormais disponible en format plus réduit. Un vrai régal.

Face aux murs, par Ernest Pignon Ernest aux éditions Delpire, 144 p.

Boccace, le Décaméron illustré par l’auteur et les peintres de son époque. Ed. Diane de Selliers (La petite collection), 665 p.

GUY GILSOUL

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