« Le conflit arabo-israélien, un cancer qui menace l’Occident »

Copte égyptien, ancien bras droit de Sadate et actuel patron de la francophonie, Boutros Boutros-Ghali livre, en exclusivité pour Le Vif/L’Express, sa vision de l’après-11 septembre, de la politique étrangère américaine et du conflit au Proche-Orient

« Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? » lui a-t-on souvent demandé lorsqu’il était enfant. « Politicien ! répondait-il. Comme mes oncles. Comme mon grand-père. » Boutros Boutros-Ghali appartient à la grande bourgeoisie égyptienne qui sert l’Etat depuis plusieurs générations. Un aïeul trésorier à la cour du khédive, le vice-roi d’Egypte. Un grand-père Premier ministre, accusé d’avoir « vendu le Soudan aux Anglais », en 1899. Mince et sec, les yeux pétillants, cet arabe de religion chrétienne copte, né en 1922, acteur du traité de paix signé entre son pays et Israël, est devenu citoyen du monde.

De passage à Bruxelles à l’occasion de la Journée de la francophonie et d’un colloque sur la langue française, Boutros Boutros-Ghali a accepté de confier au Vif/L’Express sa vision des enjeux planétaires et du conflit israélo-palestinien. Dans un livre d’entretiens qui sort ces jours-ci ( Démocratiser la mondialisation, éd. du Rocher), il raconte ses années passées à la tête de la diplomatie égyptienne (1977-1991), son expérience de secrétaire général des Nations unies (1992-1996) et ses fonctions, depuis 1997, de patron de l’Organisation internationale de la francophonie. Mais cet ouvrage est surtout un plaidoyer en faveur d’une mondialisation démocratique. « Il faut à tout prix démocratiser la mondialisation avant que celle-ci ne dénature la démocratie et avant que n’éclatent des conflits inédits dont les attentats du 11 septembre pourraient bien constituer le funeste présage », prévient ce grand diplomate.

Boutros Boutros-Ghali: La gestion des affaires internationales est devenue, dans une large mesure, le fait du prince. Certes, après les événements du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont voulu mener une politique multilatérale, dans le cadre de l’ONU. Mais l’action unilatérale a tôt fait de reprendre le dessus. Du même coup, l’espoir naissant d’une démocratisation de la mondialisation s’est effacé. Les Américains doivent comprendre qu’ils ne peuvent gérer seuls la planète et que, s’ils persistent dans cette voie, ils commettront des erreurs. Cela dit, l’hyperpuissance domine aussi par défaut, du fait de l’indifférence, de la passivité, de la résignation qu’affichent les autres grands pays. A partir du moment où certains sauront dire « non » ou « oui mais », les choses commenceront à changer.

Vous avez fait le « chemin de Jérusalem » avec le président égyptien Anouar el-Sadate. Comment remettre sur pied le processus de paix au Proche-Orient ?

A Camp David, en 1978, nous avions face à face deux équipes décidées à surmonter les difficultés. Le Premier ministre israélien Menahem Begin voulait entrer dans l’Histoire et était bien entouré. Sadate avait une imagination hors du commun. Si la France et l’Allemagne ont réussi à tourner la page après trois guerres sanglantes – 1870 et les deux conflits mondiaux -, c’est grâce à leurs chefs, le général de Gaulle et Adenauer, deux grands formats résolus à institutionnaliser la paix. S’il n’y a qu’un seul chef brillant, rien n’avance. Et si ces chefs ont trop peu de pouvoir pour imposer leurs vues à leurs opinions publiques, c’est aussi l’impasse.

Avec Sharon et Arafat, il n’y a aucun espoir de mettre fin au carnage ?

Mes fonctions m’interdisent de porter un jugement sur eux. Mais, vous savez, les chefs peuvent changer, plus vite qu’on ne le pense. Il faut, en tout cas, éviter une aggravation du conflit, qui risque de durer des années encore et faire de très nombreuses victimes. Un scénario qui en rappelle d’autres: la guerre civile ravage depuis bien longtemps déjà le Soudan, la Somalie ou encore Sri Lanka et l’Abkhazie, conflits dont on ne parle plus. Je constate aussi que nul n’évoque les innombrables mutilés de la guerre israélo-palestinienne. Tous ceux qui ont perdu une jambe, une main, et qui seront autant d’obstacles à la réconciliation. On finit par oublier un mort, mais un gosse amputé d’un pied sera là pendant quarante ans pour vous rappeler les atrocités subies.

Le sommet arabe de Beyrouth, la semaine prochaine, devrait adopter le plan de paix du prince héritier saoudien Abdallah. Une lueur d’espoir ?

Le seul élément neuf est le fait que le royaume wahhabite, pays réputé le plus anti-israélien, se montre disposé à normaliser ses relations avec l’Etat hébreu en cas de retrait des territoires occupés. Tout dépendra de la volonté politique du médiateur. Les Américains sont-ils prêts à consacrer du temps, de l’énergie et des moyens au processus de paix ? Le président Jimmy Carter, artisan des accords de Camp David, a risqué son poste sur ce dossier. Il a fait trois voyages au Proche-Orient. George W. Bush ne me semble pas disposé à suivre cet exemple.

Comment expliquez-vous l’attitude de l’administration américaine ?

Un nouveau pharaon évite de suivre les traces de son prédécesseur. Il préfère même casser, dans la pierre, le nom et les hauts faits de l’ancien souverain. A la fin de son mandat, le président Bill Clinton avait consacré énormément de temps à la crise proche-orientale. Il n’a pas réussi à la résoudre. Cela décourage sans doute l’actuelle administration. En revanche, George W. Bush semble résolu à apporter la touche finale à l' »oeuvre » accomplie par son père lors de la guerre du Golfe, d’où le projet actuel d’en finir une fois pour toutes avec le régime de Saddam Hussein. Or, qui a finalement le plus intérêt à éliminer pour de bon la puissance irakienne ? Israël, bien entendu, qui exerce une influence plus grande que jamais sur la politique étrangère des Etats-Unis.

A terme, la paix entre Israël et l’Egypte est-elle menacée ?

Ce n’est qu’une « paix froide », pour reprendre l’expression dont je suis l’auteur. Et une paix de ce type reste dangereuse. Si nous voulons aller plus loin, il faut créer des institutions communes, favoriser le commerce, les échanges culturels… Comme ministre égyptien des Affaires étrangères, j’ai voulu transposer le processus de réconciliation franco-allemand aux nouvelles relations entre l’Egypte et Israël. En vain. Les syndicats de médecins, d’avocats, de journalistes de mon pays ont appelé au boycott d’Israël, tant que la question palestinienne n’est pas réglée.

La communauté internationale a-t-elle pris la mesure de l’urgence d’un règlement du conflit israélo-palestinien ?

Hélas! non. Pour le monde arabe, l’oppression du peuple palestinien a une résonance oecuménique, d’autant plus que les persécutés d’hier sont devenus les persécuteurs d’aujourd’hui. L’humiliation des Palestiniens touche 200 millions d’Arabes et plus d’un milliard de musulmans. Et le conflit va continuer à polluer, à envenimer, à détruire les rapports entre le monde arabo-musulman et l’Occident. Une partie de l’opinion publique arabe compare Israël à un cancer dans le corps panarabe. Je voudrais corriger cette métaphore: le cancer n’est pas l’Etat hébreu, c’est le conflit arabo-israélien, avec ses métastases que sont l’antisémitisme, le fondamentalisme, l’antiaméricanisme, le terrorisme… Métastases qui ont détruit les tours du World Trade Center à New York et qui cherchent à détruire les Nations unies !

Entretien: Olivier Rogeau

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