Le colonel Marchal contre-attaque

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Cinq ans après son procès, le colonel Luc Marchal, patron des Casques bleus à Kigali lors du génocide de 1994, dit tout ce qu’il a sur le coeur. Extraits, en primeur, d’un livre accusateur

Kigali est le Srebrenica des Belges. Tétanisée par la mort de ses dix paras le 7 avril 1994, la Belgique a, dans les jours qui ont suivi cet assassinat, le peuple rwandais à son sort atroce. Deux ans après le début du génocide, qui a fait environ 800 000 victimes, un des acteurs du drame a été amené à s’expliquer devant un tribunal. Le colonel Luc Marchal, qui commandait le secteur Kigali de la Mission des Nations unies pour le Rwanda (Minuar), a comparu devant la cour militaire de Bruxelles pour homicide par défaut de prévoyance ou de précaution suite au massacre des Casques bleus belges.

Un procès historique: pour la première fois, un officier, responsable sur le terrain, répondait d’une décision prise dans le feu de l’action. Au lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais, a-t-il commis une faute en envoyant, pour une mission sans retour, les dix hommes du peloton mortier afin qu’ils escortent le Premier ministre de l’époque, Agathe Uwilingiyimana, qui sera, elle aussi, assassinée par des soldats rwandais ? Non, estimeront les juges: le mandat de l’ONU imposait d’assurer cette protection. L’acquittement du colonel, le 4 juillet 1996, laissera toutefois sans réponse de lancinantes questions sur les responsabilités directes et indirectes dans le massacre et l’échec de la force de paix. Marchal a-t-il été le bouc émissaire d’un scandale d’une autre dimension ? La commission sénatoriale chargée de faire toute la clarté sur ces pénibles événements épinglera, fin 1997, les erreurs et les manquements des autorités civiles et militaires belges.

Près de huit ans après le drame, le colonel Marchal a ressenti le besoin de se décharger du poids qu’il a sur le coeur. Dans Rwanda, la descente aux enfers, le livre-témoignage qui sortira dans quelques jours aux éditions Labor et dont Le Vif/L’Express publie ci-dessous, en primeur, plusieurs extraits, Marchal brosse le tableau des conditions dans lesquelles s’est déroulée la mission délicate dont il avait la charge. « Je tenais à rectifier la vision tronquée des faits propagée par beaucoup, nous confie-t-il. Ainsi, pendant mon procès, on ne voyait pas en moi le commandant du secteur Kigali, mais un super-patron du bataillon belge. » Il critique sans détour la hiérarchie militaire, le centre des opérations à Evere et a des mots durs à l’égard du contingent belge au Rwanda, au comportement pas toujours exemplaire.

Sordides marchandages. Le colonel Marchal revient tout d’abord sur l’effectif insuffisant du contingent belge. « La Belgique avait été approchée de façon informelle par le secrétariat de l’ONU pour fournir 800 hommes à la Minuar. Le gouvernement belge n’envisageait cependant que l’envoi d’un contingent de 200 à 300 hommes. Un tel effectif n’est le résultat d’aucune appréciation militaire et ne correspond à aucune structure opérationnelle existante. » Pour des raisons de sécurité, le ministre de la Défense, Leo Delcroix, accepte finalement de porter l’effectif à 450 hommes, appui logistique compris. Seuls 340 d’entre eux sont en réalité utilisables pour les missions de base que sont les patrouilles et les contrôles routiers. Le 18 décembre 1993, le 1er bataillon para de Diest part pour le Rwanda.

Au Club Med ! Avant son départ, Marchal exprime sa préoccupation à l’officier qui, un mois plus tôt, a conduit une mission de reconnaissance à Kigali et qui s’occupe alors des opérations à l’état-major général. « Pourquoi envoyer un détachement dans une configuration légère, sans même compenser l’insuffisance d’effectifs par une puissance de feu accrue ? demande-t-il. Malgré les années passées, résonne toujours en moi la réponse qui me fut faite: « De quoi te plains-tu, tu vas au Club Med ! » » Selon Marchal, « les leçons du passé récent (NDLR: les missions en Somalie et en Slavonie) ne furent pas mises à profit. » En outre, « je suis parti sans la moindre directive verbale ou écrite des responsables des opérations et sans le moindre document ». Plus tard, il demande à Bruxelles de clarifier son statut en cas de scénario-catastrophe. S’il est mis fin au mandat de la Minuar et si la sécurité des expatriés n’est plus assurée, doit-il quitter le Rwanda ou rester avec le bataillon belge ? « Je ne reçoit pas la moindre orientation en provenance de la division des opérations. »

Sans domicile fixe. Pendant plusieurs semaines, le détachement belge (Kibat) erre dans Kigali à la recherche de lieux où installer ses cantonnements. « Je ne suis pas très heureux de devoir résoudre ce problème qui aurait dû être traité par la mission de reconnaissance », note Marchal. « Nombreux furent les parachutistes de Kibat qui se transformèrent, bien malgré eux, en SDF. » Le général canadien Roméo Dallaire, patron de la force de paix, cherche à obtenir un budget de l’ONU pour couvrir les frais de locations et Marchal, commandant du secteur Kigali, relance Bruxelles pour demander l’autorisation de signer des baux. « Peine perdue: New York renvoie le problème aux autorités belges et refuse de débloquer le moindre dollar, tandis que le centre des opérations, (NDLR: à Evere) arguant du fait que le logement sous tente n’est pas envisageable à Kigali, rejette la question vers l’ONU. »

Bouts de chandelle. Même le quartier général de Marchal n’est pas opérationnel avant pratiquement un mois. « L’absence d’infrastructure adéquate est en cause, mais aussi la pénurie des moyens les plus élémentaires, comme du papier ou de quoi écrire… A force de devoir chipoter sur tout, de devoir se battre pour obtenir des fournitures de bureau, on gaspille son énergie à des futilités, alors que la situation impose une concentration maximale sur l’objectif à atteindre… Le Conseil de sécurité a bien autorisé le déploiement de la Minuar, mais en lui imposant en même temps des contraintes draconiennes. »

Paras agressifs. Le comportement des Casques bleus belges ne tarde pas à ternir l’image du contingent. « Des milieux très différents expriment de façon unanime leur incompréhension face à une attitude qualifiée d’agressive, de belliqueuse ou d’inappropriée. » Marchal rappelle au commandant de Kibat, André Leroy, que « l’objectif est de gagner la confiance de la population et non de nous la mettre à dos ». Mais Leroy « refuse que « ses paras » se comportent comme de vulgaires « fantassins » et patrouillent l’arme à la bretelle pour ne pas effrayer les autochtones. Ce raisonnement assez simpliste m’est connu: il y a l’élite et puis le reste ».

De l’alcool et des filles. Une « élite » qui multiplie les écarts de conduite: agressions verbales et physiques, déprédations, bagarres pour des filles lors de virées en boîte… En quatre mois, 18 militaires sont renvoyés en Belgique pour raisons disciplinaires. D’autres sont sanctionnés sur place. « L’interdiction de sortir est loin de mettre un terme aux incidents »: des soldats belges, ivres morts, se donnent en spectacle à la Poste de Kigali, « exemple type de l’attitude irréfléchie de certains hommes de Kibat, mais aussi de la pière qualité du contrôle exercé par le cadre ». De plus, une attaque contre le domicile d’un leader hutu influent déclenche une virulente campagne anti-belge sur les ondes de RTLM, la radio des extrémistes. Le général Dallaire « exprime un sentiment de défiance à l’égard de l’ensemble du bataillon belge, estimant que son attitude nuit gravement au déroulement de la mission. Il me fait part de sa ferme intention de demander la relève du bataillon ». Finalement, il y renoncera.

De la figuration. « De par son mandat, la Minuar ne dispose d’aucune compétence de police. Le Casque bleu n’est pas habilité à vérifier les papiers d’identité, à fouiller un véhicule et encore moins à procéder à l’arrestation d’une personne… Kigali parle de la « Minua », ce qui, dans la langue du pays, caractérise le mouvement des lèvres lors d’une conversation. En d’autres mots, la Minuar discute beaucoup, mais c’est tout ce qu’elle sait faire. » Quant à Rutbat, le bataillon bangladeshi de la Minuar, « sa valeur opérationnelle est à ce point inexistante qu’elle ne me permet pas d’assumer correctement mes responsabilités de commandant de secteur ».

L’apocalypse annoncée. Dès janvier 1994, « Jean-Pierre », un cadre des milices extrémistes Interahamwe, révèle à Marchal l’existence d’un plan d’extermination des Tutsi et indique l’emplacement de caches d’armes disséminées dans Kigali. Deux témoins constatent l’existence des caches. « C’est ahurissant… Nous devons réagir sans retard. » Mais l’ONU, à New York, rejette toute idée d’intervention. « Le politique a décidé, à tort ou à raison, de ne rien entreprendre. C’est sa responsabilité et il est seul à devoir assumer les répercussions de ce choix. » Inquiet, le colonel Marchal réclame, à plusieurs reprises, des munitions de calibre supérieur au centre des opérations, à Evere. En vain.

Une force de paix aveugle. Marchal réalise aussi que le bataillon belge et l’ensemble de la Minuar sont dépourvus de services de renseignement. Le lieutenant Marc Nees bricole alors un réseau d’informateurs rwandais. Mais Marchal craint le risque d’intoxication. « On ne s’improvise pas chef de réseau: il faut savoir en rester maître. Une phrase prononcée par Jean-Pierre ne m’a pas échappé: « la Minuar est infiltrée, je suis au courant des faits et gestes de l’ONU ». » Le colonel regrette aussi « l’absence d’une cellule d’analystes capables d’interpréter les événements, de formuler des hypothèses ».

La mort des paras. Depuis le drame, et notamment lors de son procès, le colonel Marchal a fait l’objet de nombreuses attaques, dont celles des familles des victimes. On lui reproche notamment de n’avoir rien tenté pour sauver les dix paras de Flawinne. Dans son livre, il répète, une fois de plus, que, faute d’informations, il n’a jamais eu le sentiment que ses hommes étaient en détresse au camp Kigali. « Personne n’a perçu la situation comme dramatique et nécessitant une intervention armée. »

Questions sans réponses. Mais surtout, près de huit ans après les faits, il se demande pourquoi tant de questions sont restées sans réponses. Même les diverses enquêtes internes aux forces armées les ont laissées dans l’ombre. « Pour quelle raison le détachement du lieutenant Lotin n’a-t-il pas emporté ses mitrailleuses de type Mag pour effectuer la mission d’escorte du Premier ministre ? Pour quelle raison les hommes ont-ils une vision des règles d’engagement bien plus restrictive et plus contraignante que celle que j’avais donnée à Jo Dewez (NDLR: le commandant du bataillon) et à ses principaux collaborateurs lors de mon briefing du 29 mars 1994 ? Pour quelle raison, alors que l' »alerte rouge » était d’application pour l’ensemble de la Minuar, Dewez n’a-t-il pas constitué son « Delta Team » qui devait lui permettre de disposer d’une réserve d’intervention de 40 à 50 hommes ? Pour quelle raison, contrairement à mes directives, les différents cantonnements ne disposaient-ils pas d’un stock d’armes antichars ? Pour quelle raison, enfin, s’évertue-t-on, dans les chroniques publiées par le 2e bataillon commandos, à me faire dialoguer avec Thierry Lotin au moment (vers 8 h 45) où il est soumis à la pression devant la résidence du Premier ministre (NDLR: Lotin s’apprête à déposer les armes) ? Or aucun des cinq journaux de campagne tenus par Kibat ne mentionne la moindre intervention de ma part, entre 8 et 9 heures, sur le réseau radio. »

Partir la tête basse. Après la mort des paras, c’est la débâcle, en plein génocide. « Depuis que le gouvernement belge a décidé de retirer son contingent de la Minuar, les mots « déserteur » et « déshonneur » s’entrechoquent douloureusement dans ma tête… Cette décision inique est pénible à assumer. » Pouvait-on enrayer la spirale infernale ? Marchal constate qu’ « au moment où l’opération d’évacuation des expatriés se termine, un potentiel militaire de 1 700 paras est directement disponible dans la région », sans compter les bataillons belge et ghanéen de la Minuar. En outre, il apprend, non sans surprise, que les Américains disposent de « 250 Rangers et des hélicoptères de combat prêts à intervenir pour nous protéger à partir de Bujumbura ».

Enorme gâchis. « Le fardeau que je porte en moi depuis des années, j’ignore si je parviendrai un jour à le déposer », écrit Marchal. Même si je suis convaincu que nous avons rentabilisé au maximum les moyens dérisoires dont nous disposions, je vis néanmoins durement cet énorme gâchis qu’à mon échelon, je n’ai pas réussi à éviter. Les appels de détresse et les cris de désespoir de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes qui avaient mis leur confiance et leurs espérances en nous ne cesseront de me hanter. »

Rwanda, la descente aux enfers. Par le colonel Luc Marchal (éditions Labor). Sortie prévue fin novembre.

Olivier Rogeau

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