Présenté au théâtre de Liège, Heptaméron, récits de la chambre obscure conjugue au présent et en musique plusieurs nouvelles du recueil de Marguerite de Navarre. L’occasion de remettre en lumière l’une des premières figures féminines de la littérature française.
Liège accueillera prochainement Heptaméron, récits de la chambre obscure. Son metteur en scène, Benjamin Lazar, y puise dans le recueil éponyme de Marguerite de Navarre, laissé inachevé à sa mort en 1549. L’auteure, qui a produit une oeuvre théâtrale et poétique, reste encore trop méconnue du grand public. Née en 1492 à Angoulême, soeur aînée du futur roi de France François Ier et grand-mère, via sa fille Jeanne d’Albret, d’un autre souverain français, Henri IV, Marguerite de Navarre sera envoyée en 1525 pour négocier avec Charles Quint la libération de son frère. Protectrice d’écrivains comme Rabelais et de plusieurs réformistes, elle est une des premières femmes de lettres françaises. Aux premiers siècles d’existence de la littérature » dans la langue de Molière « , on compte pour ainsi dire sur les doigts d’une main ces femmes pionnières. Outre Marguerite de Navarre, on peut citer Marie de France au xiie siècle, avec ses fables adaptées d’Esope, ses lais dont le Lai du chèvrefeuille, et Christine de Pizan au xive, considérée comme la première auteure à avoir vécu de sa plume.
Christine de Pizan et Marguerite de Navarre partagent un grand point commun : leur ouvrage le plus célèbre s’inspire d’un texte de Boccace. Là où la première opérera dans La Cité des dames (1405) une déclinaison de De mulieribus claris ( » Des femmes illustres « , un texte où Boccace rassemblait les biographies de plus de cent femmes de l’histoire et de la mythologie), donnant à sa propre compilation biographique une piété toute chrétienne, la reine de Navarre écrira, elle, son recueil de nouvelles sur le modèle du Décaméron. Comme l’auteur florentin, elle y rassemble dans un lieu coupé du monde une communauté de conteurs s’échangeant des histoires au rythme de dix par jour (sept journées chez Marguerite, dix chez Boccace), où il sera abondamment question d’amour et de désir.
Filles d’Eve
» Dans la culture médiévale, il n’allait pas de soi que la femme ait accès à l’écrit, la lecture pour commencer et, surtout, la maîtrise d’une écriture légitimée « , explique Danielle Régnier-Bohler dans l’ouvrage qu’elle dirige, Voix de femmes au Moyen Age (Robert Laffont, 2006). » L’abondance des textes didactiques confirme que les femmes apparaissent comme des filles d’Eve, la mère des hommes, et surtout la première pécheresse « , poursuit-elle. Par son péché originel, la mère de l’humanité selon l’Ancien Testament serait même responsable de la quasi-absence, pendant des siècles, des femmes écrivains… » En vérité, dans presque tous les domaines, l’expression des femmes est soumise au contrôle. Qu’il s’agisse du luxe du vêtement, des détails de la coiffure, des soins du maquillage, de la parole incontrôlée, tout mène à Eve, qui n’a pas su résister à la parole tentatrice du diable, ce » faulx langage « . »
L’ Heptaméron n’y échappe pas. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la manière symptomatique dont sa première nouvelle se conclut : » Je vous supplie, mesdames, regardez quel mal il vient d’une méchante femme, et combien de maux se firent pour le péché de cette-ci. Vous trouverez que depuis qu’Eve fit pécher Adam toutes les femmes ont pris possession de tourmenter, tuer et damner les hommes. »
Liberté de ton
A une époque où l’Eglise cadenasse fermement leur plume, ce sera justement dans le domaine de la spiritualité que certaines femmes pourront espérer faire entendre leur voix, grâce à » l’apparition d’une littérature religieuse en langue vernaculaire « . » Expérience extatique, visions, apparitions, émotions profondes avec toute la force de l’âme et du corps, voici ce qui caractérise la mystique féminine qui naît dans la deuxième moitié du xiie siècle « , écrit Danielle Régnier-Bohler. Hildegarde de Bingen, Elisabeth de Schönau, Marie d’Oignies, Hadewijch d’Anvers, Béatrice de Nazareth, Mechthild de Magdebourg, Claire d’Assise, Brigitte de Suède, Marguerite Porete, Julienne de Norwich… Au tournant du xiiie et du xive siècle, le courant de la mystique féminine concernera quasiment toute l’Europe occidentale.
Si la pionnière Marguerite de Navarre a pu essaimer au-delà de cette vague spirituelle réservée, c’est, bien sûr, grâce à son rang et à son statut de soeur du roi de France. Elle profite de l’enseignement prodigué à son frère François et hérite de sa mère, Louise de Savoie, son goût pour les livres. Aussi bien sur le plan politique qu’au niveau littéraire, la position de Marguerite de Navarre lui permettra une liberté de ton inouïe. Ainsi, si son Heptaméron prend pour contexte une abbaye des Pyrénées, l’ouvrage ne manque pas de piquer les moines hypocrites et les cordeliers pervers embobinant par leurs prêches de naïves dévotes. Une parole qui trouve de bien étranges échos dans l’actualité, cinq siècles plus tard. Visionnaire Marguerite !
Heptaméron, récits de la chambre obscure : au théâtre de Liège, du 31 mars au 4 avril prochain. www.theatredeliege.be.
Amours du passé, amours du présent
C’est en travaillant sur Rabelais, dont il a monté en 2013 le Pantagruel, que le metteur en scène français Benjamin Lazar s’est intéressé à Marguerite de Navarre, sa contemporaine . » J’avais beaucoup apprécié de travailler sur cette écriture où s’expriment des interrogations très profondes sur l’âme humaine, ce moment d’invention dans la langue française, avec cet héritage du Moyen Age retransformé à la lumière des sciences naissantes et des arts en pleine mutation « , explique-t-il lorsqu’on le rencontre à Amiens, lors de la première de Heptaméron, récits de la chambre obscure. Une création dans laquelle il mêle plusieurs nouvelles de Marguerite de Navarre à des anecdotes contemporaines portées par le comédien britannique Geoffrey Carey (vu au cinéma chez Wim Wenders, Raoul Ruiz, Arnaud Desplechin…). Il y est question de crânes, servant de bol ou caché sous un plant de basilic, d’étranges tapisseries, de saignée mortelle mais aussi du mur de Berlin et de canards…
Entre présent et passé, les mots s’envolent grâce à la musique, avec le concours de l’ensemble vocal Les Cris de Paris dirigé par Geoffroy Jourdain, interprétant de somptueuses polyphonies, des madrigaux de Claudio Monteverdi, essentiellement, et de plusieurs autres compositeurs italiens des xvie et xviie siècles (Benedetto Pallavicino, Carlo Gesualdo, Biagio Marini…). Un spectacle tout en finesse, qui rend hommage à la langue raffinée, mais n’excluant pas la drôlerie, de la reine Marguerite.