Le clan des Ibériens

A la lisière des frontières sociales, intimes et morales, les héros de Javier Cercas connaissent un basculement permanent. Un roman initiatique incroyablement déroutant !

L’an dernier, Javier Cercas était l’un des invités d’honneur de la Foire du Livre de Bruxelles. L’auteur espagnol s’est fait connaître par des oeuvres majeures, comme Les Soldats de Salamine. Ses romans et ses essais plongent dans l’Espagne d’hier, pour mieux en extraire les graines qui fermentent aujourd’hui. C’est vers une autre crise que nous conduit Les lois de la frontière.  » L’adolescence est un âge intéressant car c’est celui de tous les changements possibles « , soutient l’écrivain qui s’exprime dans un français parfait. Surnommé le Binoclard, son héros se laisse happer par la bande à Zarco, un malfrat intriguant sévissant dans la région de Gérone. Il est tentant de vivre dangereusement, mais peut-on vraiment reprendre ensuite sa place dans la société ? L’identité, l’amour et la loi nous poussent parfois à la transgression.  » Etre libre, c’est choisir de dire non.  »

Le Vif/L’Express : Quelles frontières traversez-vous en écrivant ?

Javier Cercas : Celles du possible. Kundera dit que les personnages d’un roman évoquent  » un JE hypothétique de l’auteur « . Je viens du même coin que le Binoclard. Que ce serait-il produit si j’avais franchi la barrière de la cité pour rejoindre une bande de voyous ? L’écriture est magique, elle me permet de vivre ce qui ne serait pas possible dans la réalité. A travers elle, je me cache et je me révèle. La position de l’écrivain étant d’être un témoin de son existence, il vit en regardant les autres vivre. Ce roman se veut un bal des masques, puisqu’il relate la lutte entre le mythe et la personne réelle.

La lutte est aussi au centre de l’Espagne des années 1970, tiraillée entre franquisme et démocratie.

Ce roman se veut un retour à la fiction, mais il est impossible de s’éloigner de l’Histoire. Si Anatomie d’un instant retraçait la conquête et la naissance de la démocratie espagnole, celui-ci aborde un phénomène méconnu surgissant au même moment : le boom d’une délinquance juvénile, symptomatique d’une génération n’ayant rien à perdre. Autant d’adolescents violents exprimant ce mélange de peur et d’espoir, lors de cette ère de chamboulements en Espagne.

Qu’en est-il de la crise qui traverse votre pays aujourd’hui ?

On est toujours en crise – synonyme de changement – sinon c’est la mort ! Loin d’être isolée, l’Espagne s’inscrit dans une déroute européenne. La crise n’est pas économique, mais politique. Aussi sera-t-elle peut-être annonciatrice d’un grand bouleversement. Mon pays doit décider s’il veut rester en Europe, mais un retour au nationalisme annoncerait la fin du Vieux Continent. Or nous assistons précisément à une crise de représentation. Fossilisée, la démocratie est incapable de se renouveler, pourtant elle reste l’utopie la plus raisonnable qu’on ait inventée. La génération, décrite dans ce roman, est digne des  » indignés « , si ce n’est qu’elle n’a aucune cause à défendre.

Exceptée la loyauté envers soi et autrui ?

La question de la loyauté est au coeur de mon oeuvre. D’autant qu’il y a des moments, dans l’histoire d’un pays ou d’un être humain, où la trahison est plus noble que la loyauté. Ici, j’explore la fidélité à ses origines, aux autres ou à soi-même. Cette dernière s’avère si complexe, qu’elle comporte des parts d’incertitude et d’ambigüité. Mon roman reflète à quel point nous sommes des êtres contradictoires… Voilà l’histoire d’un garçon de la classe moyenne, qui traverse la frontière physique de la cité. Outre les lisières morales, il découvre celles entre l’adolescence et la maturité, la justice et l’injustice, le Bien et le Mal. Qui trahit la bande à Zarco ? Il n’y a pas de réponse claire, voire univoque, parce que c’est le gris qui m’intéresse. Finalement, ce sont le silence et l’obscurité qui illuminent ce livre.

Les lois de la frontière, par Javier Cercas, éd. Actes Sud, 350 p.

Kerenn Elkaïm

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