Le chant de la Terre

Ce n’est pas un roman, pas un recueil, pas une revue, c’est Caravanes. Et c’est mieux qu’une collection, c’est une bibliothèque. Pour l’heure, voici la septième livraison de ces « littératures à découvrir », le cadeau quasi annuel que les éditions Phébus font à la gourmandise et à la curiosité des lecteurs qui cherchent autre chose que la six cent septante-troisième biographie de Chateaubriand (qui d’ailleurs n’en peut mais) ou la dernière saga familiale télétartinable. A l’heure où la mondialisation fait beaucoup parler d’elle, ces mille trois cents grammes de littératures sans frontière font de fort convenables cailloux pour armer la fronde de David contre les Goliath de la déforestation culturelle ou du nationalisme bravache et mortifère des traîneurs de sabre. (Si, au moins, les chiens pouvaient aboyer quand ces Caravanes passent, ce serait « déjà ça », comme chante Souchon, mais, pour peu qu’ils lisent, ce n’est jamais que pour dévoyer Clausewitz ou Machiavel.) Rappelons que l’objet se paie même le luxe d’être un « beau livre », pour reprendre la terminologie consacrée, encore qu’avec une distinction et un raffinement (format, papier, typographie, mise en page, graphisme) qui ne sont pas toujours le lot du genre. Et puis, un livre qui s’offre encore des lettrines apéritives, des culs-de-lampe digestifs et, surtout, des espaces de silence dans et autour des textes, c’est bon pour le transit et ça nettoie les poumons.

« Qui sommes-nous – s’interrogent « les éditeurs » dans une préface lumineuse – … pour fuir la torture du travail raisonnable, larguer le câble de la rentablité, déserter le connu, charger sabre au clair des armées d’ombres ou cueillir sur les lèvres de la Concubine Parfumée les premiers mots de ses premiers désirs? » Oui, qui sont-ils, sinon d’indispensables inutiles?

Si cette transhumance nous envoie tondre les prés d’ailleurs, la largeur de notre langue française s’avère cette fois plus importante que de coutume et les Belges (fussent-ils « honoraires ») font bonne figure dans ce pacage (sans « k »). Avec des textes inédits de Michaux – et des graphismes également, présentés par Bernard Noël – qui renvoient, entre autres, aux illuminations de l’enfance les raisons qu’avaient sans doute l’écrivain d’écrire, et l’adulte de tirer sur lui le volet de fer d’une solitude élective. Avec, aussi, un texte superbe de Marcel Moreau – ouverture d’un écrit plus long, intitulé Corpus scripti, encore à paraître -, une Lettre à M’Corps, hymne à l’amour conjugué de la femme et de l’écriture – aussi indissociable que le noeud de chair des amants – à travers l’obsession chimérique de conjurer les trahisons de l’âge. Et puis, en guise de récréation, ce morceau de « littérature involontaire », présenté par Jean-Pierre Verheggen: la facture d’un restaurateur de fresques suisse où l’on peut lire, entre autres postes surréalistes: « Reculé la fin du monde vu qu’elle était beaucoup trop proche: 4 fr 48 ».

Introduites pour la plupart – et avec quel regard et quelle plume! – par les deux « âmes » de Caravanes, André Velter et Jean-Pierre Sicre, se savourent aussi la litanie des paradoxes de Pierre Lafargue (« Comme il n’est rien que je ne puisse, il n’est chose que je fasse »), la poésie inapprivoisée du « métèque » Jean Malaquais, sensuelle et oblative de Maximine, ou lyriquement lapidaire de Matthieu Gosztola, mais aussi des nouvelles de Jean Soublin, Mathieu Belezi, Mathieu Térence. Aucune n’est innocente. Pas plus que Le Centaure, du Russe Mikhaïl Veller, parabole grinçante sur la différence.

C’est toutefois la culture juive – présentée et traduite, entre autres, par Batia Baum – qui occupe la place centrale, et, surtout, « la composante yiddish, la plus fragile, menacée aujourd’hui d’extinction ». Avec, notamment, le bouleversant Chant du Peuple juif assassiné d’Ithzak Katzenelson, long torrent de strophes qui, à propos du drame de Varsovie, tient à la fois du reportage circonstancié et d’une rhapsodie de la compassion, emportée par une fureur biblique. Avec Isaac-L. Peretz, on suit le Rabbi Nahman dans ses errances initiatrices et aussi dans ses propos: « La vengeance me fait horreur, la vengeance me fait peur… » Belle complicité, aussi, à l’enseigne des Epouvantails de pierre, entre les poèmes méditatifs d’Israël Eliraz et les étonnantes photos d’Erwin Schenkelbach pour qui oiseaux et épouvantails « sont meilleurs que les hommes, meilleurs en tout cas que les habitants de cette contrée connue sous le nom de Terre sainte, lesquels s’entre-tuent sans pitié depuis quelques millénaires ». Textes encore, de Gabriel Levin, au fil d’une errance dans Jérusalem, poèmes de l’Iranien Sohrab Sepehri et de l’Helléno-Iranien Fereydoub Faryad (présenté par Jacques Lacarrière), de Gerardo Can Pat (présentation de Philippe Ollé-Laprune): poèmes en langue maya, marqués par la fidélité à une tradition qui se dissout dans l’oralité.

Quant aux arts graphiques, en plus des rythmiques de Michaux, ils sont présents aussi avec les fusains d’Henri Gaudin et ses campagnes hallucinées, avec les calligraphies de François Cheng (dont Phébus a déjà publié plusieurs albums relatifs à l’art chinois) ou, encore, avec les dessins au scalpel du poète visionnaire William Blake dont les Chants de l’expérience forment l’arrière-garde fraternelle et tourmentée de ce peuple d’ombres, dont les murmures sont aussi le vrai chant de la Terre.

Caravanes – Littératures à découvrir – N° 7, éditions Phébus, 429 p.

DE GHISLAIN COTTON

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