Le cellier des papes

Au fil du fleuve qui relie l’Europe septentrionale au monde méditerranéen, de Vienne à Avignon, les vins de la région sont aussi divers que les terroirs dont ils sont issus, coteaux abrupts granitiques ou mer de galets roulés. D’où émerge le fief pontifical de Châteauneuf, qui donne ses lettres de noblesse aux côtes-du-rhône.

Après les légionnaires méritants, venus profiter de leur récompense en terres cultivables, d’autres Romains s’installent, bien plus tard, sur les rives du Rhône. Nous sommes à la toute fin du XIIIe siècle, et la cession à la papauté du Comtat Venaissin par le roi de France Philippe III le Hardi marque le début d’une nouvelle ère dans la viticulture rhodanienne. Au coeur de ce vaste territoire ceint par le Rhône, la Durance et le mont Ventoux, le fief de Châteauneuf-Calcernier – la ville ne sera baptisée de son nom actuel qu’en 1893 – fait très tôt figure d’exception. Il est vrai que, près d’un siècle plus tôt, Geoffroy, évêque d’Avignon, cultivait déjà son vignoble sur les terres de l’ancien Castro-Novo. Une aubaine pour le pape Clément V. Ce dernier, fuyant la Ville éternelle, alors ravagée par une guerre civile, installe en 1309 la cour pontificale en Avignon. C’est à ce fin connaisseur de vin que l’on doit la création du vignoble Pape Clément, à Pessac, lorsqu’il était archevêque de Bordeaux.

Son successeur, Jean XXII, transforme sa résidence de Châteauneuf en un imposant château fortifié et développe autour la culture de la vigne. Devenu quartier d’été des souverains pontifes, le site attire les riches membres de la cour italienne, qui accompagnent les traînes papales. Ces nouveaux venus développent de vastes domaines où la vigne comme le blé sont largement cultivés. C’est à cette époque que les vignobles des environs bénéficient de la prestigieuse appellation de  » vins du pape « . En 1323, plus de 1 000 litres de vin blanc sont achetés pour le palais. Des commandes qui triplent en une décennie. L’immense majorité des vins consommés à la cour pontificale provient des régions limitrophes du bas Rhône. Ici, les gros grains noirs de grenache tiennent le haut du tonneau et nourrissent de leurs arômes généreux les rouges de Châteauneuf. Terre d’argile, de sable et de galets, la vallée donne des rouges et des blancs qui s’assemblent en 13 cépages différents, du mourvèdre au cinsault, en passant par la syrah, la roussanne ou le picpoul.

Un édit royal en 1737

Après un siècle de papauté en Avignon, au départ de Benoît XIII l’antipape, près de 700 000 ceps du vignoble pontifical sont mis à la vente. Cependant, les hauts dignitaires de l’Eglise, restés amateurs des crus rhodaniens, continuent de passer d’importantes commandes. Un navire convoie de Marseille vers Rome 32 pièces de vin de Châteauneuf et des terroirs voisins de Laudun. Pourtant, à l’exception de l’enclave papale, la viticulture alentour est à la peine. Les  » vins d’en bas « , comme les appellent les Bourguignons, se vendent mal hors de la région. Les droits à acquitter sur la route vers la capitale sont dissuasifs.

Il faudra attendre 1650 pour qu’une réglementation reconnaisse la qualité des vins de la Côte du Rhône et certifie leur provenance. En 1737, un édit royal autorise d’apposer sur les tonneaux  » une marque à feu qui contiendra les trois lettres CDR, signifiant Côte du Rhône, avec le millésime de l’année « . Il s’agit alors de mettre un terme aux  » abus qui peuvent se commettre en faisant passer les vins des mauvais crus pour ceux du véritable bon cru « . La mesure concerne une circonscription administrative, incluse dans la viguerie d’Uzès, qui comprend une petite dizaine de communes. Apprécié jusqu’en Amérique, ce vin plein de soleil jouit d’une notoriété internationale. Dès 1776, le Château de la Nerthe expédie ainsi une partie de sa production en bouteilles, délaissant la barrique. Un choix totalement révolutionnaire pour l’époque.

Mais, profitant d’une réglementation qui se révèle trop faible, les viticulteurs favorisent les volumes et se mettent à ne plus produire que des vins de coupage. La qualité s’effondre, les abus se généralisent, et c’est toute la dénomination Côte du Rhône qui souffre. A la fin du XIXe siècle, on ne parle plus d’ailleurs que des côtes-du-rhône, au pluriel. La plupart d’entre eux, paradoxalement, sont réduits à donner de la couleur et des tannins aux crus élégants de cette Bourgogne qui les moque. A Châteauneuf, dont la diversité des cépages permet de mieux affronter le phylloxéra qui dévaste les vignobles français, la résistance s’organise. A un négociant de Beaune qui affirme, péremptoire :  » Vous êtes devenus notre succursale « , Mme Le Saint, future belle-mère du baron Le Roy (voir l’encadré ci-contre), rétorque vertement :  » Vous vous trompez, nous sommes la maison mère !  »

Le premier syndicat viticole

Il n’empêche, la crise affecte profondément les viticulteurs. Trop de raisins en provenance de l’ensemble du Vaucluse sont alors vinifiés à Châteauneuf- du-Pape. Pour protéger la réputation de leur terroir, les exploitants locaux commencent à se regrouper et créent, en 1894, le premier syndicat viticole. Objectif : garantir la qualité des vins récoltés sur leur territoire. A l’aube de la Grande Guerre, le conseil municipal met sur pied une commission de 34 viticulteurs afin d’établir une classification de leurs terres et de leurs vins. Sous l’impulsion de Pierre Le Roy, cette démarche aboutit à la création, en 1924, du syndicat des vignerons de Châteauneuf-du-Pape. Parmi les premières appellations d’origine contrôlées (AOC), promulguées en 1936, on compte, bien sûr, châteauneuf-du-pape.

Depuis, au coeur de cet océan de galets roulés, abandonnés par les glaciers il y a des millénaires – où les vignes plongent parfois jusqu’à 80 mètres pour se nourrir -, et jusque dans les sables et safres, de nombreux domaines écrivent parmi les plus belles pages de l’histoire de la viticulture française. Aux côtés des légendaires Rayas, Henri Bonneau ou Beaucastel, la Gardine, la Nerthe, Saint Préfert, la Vieille Julienne, le Vieux Télégraphe, Mont-Redon, le Vieux Donjon, le Clos du Caillou, les domaines des familles Avril, Sabon, Usseglio et Jaume… se serrent pour accueillir des propriétés en pleine renaissance ou de petits nouveaux : la Mordorée, Gradassi, Julien Masquin, le Grand Tinel, les Sénéchaux, Gigognan, la Célestière… Un vrai conclave !

PAR PHILIPPE BIDALON, JACQUES AVRILLIER ET WILLIAM COOP

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