Le casse-tête chinois de PSA

Confronté à une crise sans précédent, le deuxième constructeur européen se prépare à des changements historiques : la famille Peugeot pourrait lâcher le contrôle du groupe. En coulisses, les négociations menées par le président du directoire Philippe Varin s’amplifient avec Dongfeng. Si ce rapprochement sino-français aboutit, ce sera à Carlos Tavares, nouveau numéro 2 du groupe, de concrétiser cette alliance à laquelle l’Etat pourrait participer.

Immortalisée dans une usine fantôme, la dernière C3 aulnaysienne, grise comme un ciel de traîne, est sortie du formol industriel. Voilà des mois que l’on ne produit plus que des pièces détachées à Aulnay-sous-Bois, dans la banlieue parisienne. Au regard des incidents violents et des grèves dures qui ont ponctué l’agonie du site, depuis l’annonce de sa fermeture, en juillet 2012, on aurait pu imaginer cette voiture réduite à l’état d’épave, victime d’un ultime coup de colère ouvrière. Elle rejoindra les collections Citroën.

En ce vendredi 25 octobre, l’heure n’est plus à la fureur autour de la mort d’une usine ni même à la seule inquiétude sur le reclassement du personnel, mais à l’angoisse sur le devenir de tout un groupe, le premier constructeur automobile français, PSA Peugeot Citroën.

Il suffit pour s’en convaincre d’énumérer la kyrielle d’échéances et de réunions discrètes qui ont jalonné la semaine précédente. Jeudi 24 : comité central d’entreprise pour entériner le  » nouveau contrat social « , l’accord de compétitivité, en négociation depuis le mois de mai, approuvé par quatre organisations – CFE-CGC, CFDT, FO et SIA (Syndicat indépendant de l’automobile). Mercredi 23 : analyse de l’activité du groupe au troisième trimestre, détaillée la veille, le 22, en conseil de surveillance, en présence de conseils du groupe (JP Morgan, KPMG). Les membres de la plus haute instance de gouvernance de PSA s’étaient déjà réunis, le lundi 21, tout comme ceux du comité stratégique, le dimanche 20 en fin d’après-midi, sur les  » nouveaux projets « . Comprendre : le dossier Dongfeng,  » vent d’est « , le deuxième constructeur automobile chinois, dont le nom circule en boucle depuis l’été dernier au siège parisien de l’avenue de la Grande-Armée et qui pourrait devenir un actionnaire de référence.

Ce mouvement brownien permet de mettre en doute la sérénité affichée par l’entreprise.  » Il faut garder ses nerfs « , s’irrite-t-on chez PSA. Ici, la doctrine officielle ne bouge pas d’une roue :  » Il n’y a pas urgence.  » Aux rumeurs galopantes et aux sous-entendus insidieux répondent des démentis récurrents et des atermoiements assumés, tel ce communiqué, daté du 14 octobre, confirmant  » de nouveaux projets de développement industriel et commercial avec différents partenaires, ainsi que les modalités de financement qui les accompagneraient « . La formule, reprise par Philippe Varin, le patron de PSA, quelques jours plus tard, lors de l’inauguration d’une ligne de production de moteurs à Douvrin (Pas-de-Calais), rappelle que la firme de Sochaux (l’usine PSA Sochaux, en Franche-Conté, est le site industriel historique de Peugeot) a jadis été un fabricant de machines à bois…

Mais, derrière ces propos, se joue le sauvetage du deuxième producteur européen de véhicules, après Volkswagen, par le biais, si l’on en croit l’agence Reuters, d’une augmentation de capital de 3 milliards d’euros, à laquelle participeraient l’industriel chinois et l’Etat français. Alors même qu’aujourd’hui PSA vaut en Bourse à peine 4 milliards ! Un schéma détonant qui place à présent ce dossier au carrefour de toutes les influences – économiques, industrielles, sociales, familiales et, bien sûr, politiques. Car le sort de cette vénérable maison, au-delà de deux siècles d’histoire, c’est aussi celui de 80 000 emplois directs en France (plus de 100 000 avec sa filiale, l’équipementier Faurecia) au sein d’une filière stratégique qui ne cesse d’inquiéter le gouvernement de Jean-Marc Ayrault depuis que celui-ci est entré en fonction, en mai 2012.

Au conseil de surveillance, les Peugeot désormais minoritaires

A peine intronisé, sitôt interpellé. Le 13 juillet, le groupe dévoile brutalement un plan de restructuration qui comprend la suppression de 8 000 emplois et la fermeture d’Aulnay. Pour de nombreux spécialistes de l’industrie automobile, y compris parmi les syndicalistes et les élus locaux, c’est la concrétisation d’une évidence. Mais ce qu’un observateur appelle le  » Vilvorde de PSA « , du nom de l’usine bruxelloise de Renault fermée en 1997, ne passe pas dans l’opinion. Et la gauche au pouvoir veut faire entendre sa différence. Dès le lendemain, lors de son intervention le jour de la fête nationale, François Hollande dénonce un plan  » inacceptable « . Michel Sapin, ministre du Travail, suspecte un complot, une annonce  » retardée  » pour ne pas pénaliser la fin de campagne de Nicolas Sarkozy. Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, est le plus virulent. Il existe, soutient-il,  » un vrai problème sur la stratégie de Peugeot, […] et le comportement de l’actionnaire « . Comprendre : la famille.

Mais, quelques semaines plus tard, à la lecture des rapports commandés par le gouvernement, Arnaud Montebourg, élu de Franche-Comté, le berceau des Peugeot et le coeur industriel du groupe, doit admettre la gravité de la situation. PSA, trop petit faute d’alliances, trop français par sa production, trop européen par ses débouchés, a pris de plein fouet la tempête post-subprimes. Le groupe a besoin de cash. Vite.

L’an dernier, l’entreprise consommait encore chaque mois plus de 200 millions d’euros de liquidités pour boucler ses échéances. Elle clôt son exercice 2012 avec des pertes comptables record de 5 milliards d’euros, pour un chiffre d’affaires de 55 milliards ! Une situation intenable qui conduit l’Etat à intervenir directement dans le dossier. Les pouvoirs publics accordent,  » à titre onéreux « , une garantie de 7 milliards d’euros à la banque  » captive  » du groupe, PSA Finance – un outil stratégique et rentable pour la commercialisation des Peugeot et des Citroën, et un soutien indispensable au réseau de concessionnaires -, sur laquelle courent aussi des rumeurs de cession. Bruxelles approuve l’opération. Mais, en contrepartie de cette  » couverture « , le gouvernement obtient un droit de regard sur l’entreprise – une sorte de mise sous tutelle. Le conseil de surveillance de PSA s’ouvre à trois nouveaux membres : un représentant des salariés, un autre pour les salariés actionnaires, et une troisième personnalité désignée par l’Etat, en l’occurrence Louis Gallois. Désormais commissaire général à l’Investissement, l’ancien patron d’EADS (European Aeronautic Defense and Space Company) précise, avec un sourire entendu, qu’il est là à titre d' » indépendant « . Mais, au conseil, les Peugeot et  » apparentés  » sont bel et bien désormais minoritaires, huit sur dix-huit.

Philippe Varin : de Pechiney à PSA via Corus, un parcours à succès

A l’issue du troisième trimestre 2013, le groupe assure tenir un plan de route qui doit le conduire vers le redressement, et il annonce la division par deux de son inquiétant cash burning. La conclusion d’un accord de compétitivité, souhaité par l’exécutif, dans la lignée de celui signé chez Renault, apporte un peu d’air frais à la firme et à son patron, Philippe Varin.  » Le « nouveau contrat social » est le résultat d’une vraie négociation, reconnaît un syndicaliste. Pas d’un enfumage.  » La patte de Varin ? Une rigueur de méthode bien dans l’esprit de ce X-Mines (une des plus grandes écoles française qui forme l’élite de l’élite) de 61 ans, nommé en 2009 à la tête de PSA. Formé à l’école Pechiney, ce  » gros bosseur exigeant « , comme le décrit un de ses anciens cadres, est arrivé auréolé du redressement du sidérurgiste Corus, puis du succès de la cession de ce groupe anglo-néerlandais à l’indien Tata.  » Pas mal pour un Français « , s’amuse notre interlocuteur.

La famille Peugeot lui a renouvelé sa confiance dès le mois de mai, même s’il se dit que certains de ses membres ont songé à faire appel, durant l’été, à Didier Leroy, président de Toyota Motor Europe et membre du comité exécutif de Toyota Motor Corp. Philippe Varin, lui, applique son plan de restructuration. Et quand il a le pouvoir, il l’occupe. Le directoire de PSA passe, en mode commando, de six à quatre membres, dont Grégoire Olivier, un X-Mines, ex-Pechiney lui aussi, en poste en Asie.

Les accords avec General Motors révisés

Il n’empêche. Le problème de l’avenir de la maison reste entier. Une alliance s’impose pour revenir parmi les géants mondiaux de l’automobile, capitalistique ou pas. A Washington, le 12 octobre, Pierre Moscovici tente de déminer le dossier :  » La question aujourd’hui n’est pas d’abord celle de l’entrée de l’Etat ou d’un constructeur au capital de PSA, estime le ministre de l’Economie, également élu franc-comtois. C’est celle des bons partenariats industriels à développer pour PSA.  » Et de citer comme exemple l’ambitieuse alliance conclue, en février 2012, avec General Motors : à la suite d’une augmentation de capital de 1 milliard d’euros, les Américains ont pris 7 % de la firme au lion, ramenant la part des Peugeot à 25 %.

Pourtant, onze jours plus tard, le 23 octobre, PSA reconnaît officiellement le rééquilibrage des accords, désormais cantonnés à leur dimension industrielle avec la filiale allemande de GM, Opel, et à l’organisation commune d’achats. Le français tire un trait sur les perspectives de développement, en Amérique du Sud notamment, qui devaient lui permettre de s’ouvrir davantage à l’international. Les dieux de l’automobile savent pourtant que PSA n’a pas ménagé ses efforts pour séduire le géant de Detroit, allant jusqu’à suivre l’injonction des autorités américaines d’interrompre, dès la conclusion de l’accord, son fructueux business iranien : la livraison de  » collections  » de pièces détachées qui permettaient à son partenaire local, Iran Khodro, d’assembler des 405, 206 et 207. Soit 457 900 véhicules en 2011, quand l’ensemble des usines du groupe en produisent 3,1 millions…

D’où la réactivation de la rumeur chinoise. A la fin de septembre, l’état-major de PSA est en Chine. Le 28, à Shenzhen, il inaugure, en grande pompe, l’usine Capsa, la deuxième coentreprise dans le pays entre le groupe local Chang’an et PSA, consacrée à la production de la gamme DS. En guest star : Sophie Marceau, ambassadrice de la marque en Chine. La veille, en robe du soir rouge, tout en Parisian touch, elle affole la table d’honneur lors du dîner VIP, assise entre Philippe Varin et Thierry Peugeot, président du conseil de surveillance. Les deux hommes forts du groupe, qui cultivent la discrétion en public, s’affichent plus détendus qu’à l’accoutumée. L’actrice, tout sourire, charme partenaires et médias locaux, pose pour la photo devant une forêt de téléphones portables. Professionnelle.

Le jour d’avant, c’est à Wuhan que les dirigeants de PSA coupaient le ruban, devant la troisième usine de leur joint-venture avec… Dongfeng. Ambiance, cette fois, moins glamour, en présence de Sébastien Loeb, pilote de la version compétition de la C-Elysée franco-chinoise. Dongfeng, société nationale ouverte à des capitaux privés, est associée au groupe français depuis les années 1990, comme avec d’autres constructeurs étrangers : Honda, Kia, Daimler, mais aussi Nissan, membre de l’Alliance avec Renault, en négociation également avec la firme au losange. Voilà qui ne simplifie pas les négociations avec les Chinois. Pourtant, Dongfeng confirme officiellement leur existence le 17 octobre dernier :  » Nous discutons de la rationalité de ce projet « , lâche sobrement son patron, Zhu Fushou, affirmant regarder  » de près la situation générale (de son partenaire) en termes de résultats financiers « . En écho, Philippe Varin assure étudier  » toutes les pistes qui répondent à notre vision « . Autant d’échanges byzantins, compliqués par le mutisme traditionnel de l’actionnaire de référence, les descendants des fondateurs…

La famille, ce sont environ 300 porteurs de parts qui contrôlent 25 % du capital de PSA (et 38 % des droits de vote), via deux holdings : Etablissements Peugeot Frères (EPF) et la fameuse Foncière, financière et de participations (FFP), le coffre-fort du clan, piloté avec efficacité par Robert Peugeot.

Ce diplômé de l’Ecole centrale de Paris de 63 ans a, par deux fois, ambitionné de devenir le patron opérationnel du groupe. Mais Christian Streiff, en 2007, puis Philippe Varin lui sont passés devant, au nom de la séparation des pouvoirs à la tête de l’entreprise. Au cours actuel de l’action, la participation des Peugeot n’est plus valorisée qu’autour du milliard d’euros. Autant dire que si l’augmentation de capital se réalisait au niveau envisagé, leur poids pourrait tomber sous les 15 % !

Un vrai choc, dynastique et historique. Car, si le patronyme s’affiche moins à Sochaux que celui de Michelin à Clermont-Ferrand, le coeur de Peugeot reste ancré en Franche-Comté. Ainsi, le Football Club de Sochaux joue toujours avec un maillot aux couleurs de la maison, le bleu et le jaune. Et c’est la  » Peuge « , malgré tout, qui nourrit le terroir industriel local. Les héritiers ne manquent jamais de rappeler leur esprit de responsabilité à l’égard de l’entreprise. A l’image de Thierry Peugeot, 56 ans, un Essec (grande école de commerce) plus  » franc-comtois « , plus austère, plus discret aussi, que son cousin Robert.

 » Il vaut mieux avoir moins de quelque chose qui redémarre que plus d’une affaire qui périclite  »

A l’été 2012, au plus fort de la crise avec le gouvernement, l’entreprise s’est ainsi fendue d’un communiqué sur le mode  » défense et illustration  » des actionnaires :  » La famille Peugeot a toujours donné la priorité au développement du groupe et à sa stratégie, n’hésitant pas à diluer sa participation quand la situation le requérait.  » Allusion à l’accord de 2012 avec General Motors et à son corollaire, la dilution du clan familial.  » Une décision historique illustrant bien la tension du moment « , souligne un observateur. Jusqu’alors, la feuille de route, lors de la nomination d’un nouveau patron, était limpide. Comme le rappelle l’historien de l’automobile Jean-Louis Loubet :  » La confiance familiale est totale dans la limite de deux principes intangibles : assurer la croissance du groupe et préserver son indépendance en excluant toute alliance capitalistique.  » Cette raideur, les actionnaires en paient aujourd’hui les conséquences.

 » Il semble bien qu’ils se soient fait une raison, estime un analyste. Au regard de la situation, il vaut mieux avoir moins de quelque chose qui redémarre que plus d’une affaire qui périclite.  » Au point d’en perdre le contrôle ?  » C’est ce qui bloque « , affirme un proche du dossier au gouvernement. Pour lui, l’actionnaire semble plus en difficulté que l’entreprise, sinon les investisseurs chinois ne seraient pas intéressés.  » Les Peugeot ont déjà avalé bien des couleuvres, ces dernières années, en acceptant de nombreuses cessions, de la vente du siège parisien à celle de la filiale transports Gefco aux chemins de fer russes, avance un financier. Je crois qu’ils souhaitent maintenant que les problèmes de PSA soient réglés durablement.  » Ils sont nombreux, de l’Elysée aux usines du groupe, à avoir la même envie.

De notre envoyé spécial Christian David

Le sort de cette vénérable maison, au-delà de deux siècles d’histoire, c’est aussi celui de 80 000 emplois directs en France

 » Nous discutons de la rationalité de ce projet « , lâche sobrement le patron de Dongfeng

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