Le bonheur et l’utile

Nous aspirons tous à être heureux. Mais comment pourrions-nous l’être sans disposer des biens sans lesquels il n’est pas possible de vivre ? Bonheur et utilité sont donc liés. Mais qu’est-ce que le bonheur ? Et peut-on le poursuivre en solitaire sans se heurter, un jour ou l’autre, à la même quête chez les autres ? Autrement dit, sans que notre recherche personnelle de la félicité terrestre et du bien-être matériel pose problème dans l’espace public ?

A ces questions essentielles, les philosophes ont donné une grande variété de réponses. La raison, par exemple. Convoquée dès l’Antiquité pour identifier la nature du  » souverain bien  » qu’est le bonheur, cette voie de connaissance de la loi naturelle révélatrice des sources de la satisfaction se verra pourtant vite contestée. Par le christianisme, notamment, qui proclamera l’impossibilité de la béatitude en dehors du Royaume. La vertu, laquelle consiste à être heureux en réalisant au bénéfice des autres le meilleur de soi-même, subira un sort comparable : amplifiée par l’Eglise, l’idée que s’occuper de soi éloigne de l’excellence résistera mal à la Renaissance italienne, qui exaltera le rôle bénéfique pour tous de la richesse accumulée par l’appât du gain de quelques-uns.

Cette relation problématique entre une conduite économiquement favorable et ses conséquences néfastes sur les plans moral et politique suscitera néanmoins fort tôt d’abondantes méditations. Dès la sortie du Moyen Age s’ébauchera le très actuel débat entre la nécessité d’une régulation gouvernementale et la capacité du système marchand à s’autoréguler. Ainsi naît, au coeur des Lumières, un antagonisme décisif entre ceux pour qui l’utilité ne mène pas nécessairement au bonheur et les  » utilitaristes  » qui regardent la raison calculatrice ( « l’arithmétique des plaisirs et des peines », dira Bentham) comme la meilleure façon d’y parvenir.

La poussée de l’industrie permettra à l’utilitarisme de faire sa jonction avec le libéralisme économique. Mais l’antiutilitarisme demeurera bien vivant au sein de puissantes pensées critiques comme celles de Marx ou de Durkheim, pour qui l’ensemble des conduites sociales ne peuvent pas s’expliquer par l’empilement des égoïsmes individuels. Cette opposition entre le parti de l’intérêt et ses adversaires sera, pour le plus grand malheur de tous, portée à son paroxysme avec les totalitarismes du XXe siècle. Mais Auschwitz et le Goulag laisseront entière la question de base : est-il d’autre fondement à la morale et au politique que l’intérêt ?

Aujourd’hui, la  » pensée unique  » s’efforce toujours de nous convaincre que, dans tous les domaines, y compris l’amour, nous nous comportons comme un agent économique rationnel. A l’heure où, à Manhattan et ailleurs, l’Occident matérialiste redécouvre avec effroi la pérennité des passions politiques et de l’irrationalité religieuse, de telles visions ne peuvent pourtant que vaciller : peut-on raisonnablement continuer à regarder l’économie de marché comme l’horizon indépassable de l’Humanité quand la globalisation montre chaque jour davantage toute la complexité de l’action humaine, et où l’intérêt n’occupe parfois aucune place ?

Regroupés au sein du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (M.A.U.S.S.), une poignée d’intellectuels français s’insurgent contre cette perception réductrice. Ils affirment que nous n’agissons pas que de manière intéressée. Mieux : que nos gestes vis-à-vis des autres procèdent d’une double obligation d’offrir et de rendre, imaginée par nos ancêtres  » sauvages  » pour permettre aux hommes des origines de faire société en substituant la rivalité de la générosité à celle des armes exterminatrices. Et, pour dépasser autant le sacrifice de soi prônée par les grandes religions universalistes que l’égoïsme radical qui inspire l’hégémonie libérale actuelle, il n’est, selon le M.A.U.S.S., d’autre voie, pour s’arracher au  » choc des civilisations « , que de replonger d’abord dans l’héritage infiniment riche de tout ce qui s’est pensé concernant le bonheur et l’utile depuis vingt-cinq siècles. C’est ce qu’ils ont fait dans l’ Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique (1). Faire et défaire…

(1) Sous la direction d’Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, Editions La Découverte, 2001, 755 p.

DE Jean Sloover

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire