Pourquoi y a-t-il trois fois plus de naissances chez les adolescentes britanniques que suédoises ? Parce que la répartition des revenus, déterminante pour le bien-être et la santé de ses habitants, n’est pas la même dans ces deux pays. La thèse défendue par deux épidémiologistes, décoiffante, ouvre de nouvelles pistes.
Au-delà d’un certain seuil de confort matériel, le bien-être d’une population ne dépend plus de la richesse engrangée par le pays mais bien de l’ampleur des inégalités de revenus qu’on y observe. Car ces écarts de revenus influencent les relations que nous avons les uns avec les autres au point de déboucher sur de lourds problèmes sanitaires et sociaux. Voilà la thèse que détaillent longuement les épidémiologistes Kate Pickett et Richard Wilkinson dans leur ouvrage Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous (1). Les deux scientifiques démontrent, chiffres à l’appui, que l’ampleur des inégalités est bien un puissant levier politique qui régule le bien-être psychologique de chacun d’entre nous.
Le Vif/L’Express : Les Etats-Unis, où l’inégalité des revenus est très importante, présentent le taux le plus élevé de détenus par 100 000 habitants, le taux d’obésité le plus haut ou encore les moins bons résultats en maths et lecture pour leurs étudiants. A l’opposé du Japon et de la Norvège, qui sont beaucoup plus égalitaires. Comment en êtes-vous arrivé à conclure qu’au-delà d’un PIB (Produit intérieur brut) de 20 000 dollars/an/habitant, le bien-être global d’une population ne dépend plus de la richesse mais de l’égalité ou de la disparité des revenus ?
Richard Wilkinson : Les données chiffrées montrent qu’il y a effectivement une amélioration rapide en matière de santé et de bien-être des habitants lorsqu’un pays découvre la croissance économique. Mais ensuite, lorsque le pays s’est enrichi, on remarque que la mesure des critères de santé et de bien-être social n’est plus du tout liée au PIB par habitant. Avant la crise financière déjà, les Etats-Unis étaient deux fois plus riches que la Grèce ou le Portugal mais présentaient les mêmes résultats qu’eux en termes de santé ou de bien-être. Autrement dit, ce que nous avons observé, c’est que l’augmentation continue de la richesse matérielle génère un rendement décroissant en termes de bien-être des gens.
Votre conclusion peut-elle s’appliquer à tous les indicateurs de bien-être de la population ?
Disons qu’elle s’applique à presque tous les problèmes sanitaires et sociaux liés au statut social, en ce compris l’espérance de vie, les taux d’homicide ou les grossesses chez des adolescentes. La confiance mutuelle et la cohésion sociale sont aussi directement liées à une répartition plus ou moins égalitaire des revenus. Dans les pays riches, nous avons tous plus ou moins atteint un certain niveau de confort matériel. Mais nous sommes inquiets du regard que l’autre pose sur nous. Nous sommes davantage préoccupés et stressés par l’image que nous pensons devoir donner de nous. Or le corps déclenche des réactions biologiques en raison de ce stress, et ces réactions peuvent affecter le système immunitaire. Avec les conséquences que l’on sait pour l’état de santé des populations.
Comment expliquez-vous que les différences de résultats entre les pays égalitaires et non-égalitaires soient si importantes ?
Les effets de l’inégalité sont très grands. Les problèmes sociaux et de santé que nous avons examinés sont de deux à dix fois plus fréquents dans les pays plus inégalitaires que dans les autres Etats. Dans un contexte inégalitaire, la classe et le statut social de chacun deviennent de plus en plus le critère par lequel nous nous jugeons les uns les autres ; la vie communautaire se réduit, nous nous faisons moins confiance, l’insécurité augmente. L’inégalité affecte une grande partie de la population, bien au-delà de la seule catégorie des plus faibles, et c’est ce qui explique qu’elle ait des effets décuplés.
Que peut faire le gouvernement d’un pays non-égalitaire pour tenter de limiter ces problèmes sanitaires et sociaux ?
Il peut redistribuer l’impôt et les bénéfices et/ou diminuer les écarts de revenus avant impôts. Evidemment, nous devons aussi arrêter l’évasion fiscale et mettre un terme aux paradis fiscaux ! Mais je pense que la culture des bonus et la fuite de certains des revenus les plus élevés reflètent surtout l’absence de contrainte démocratique au sommet de la pyramide sociale. L’élite financière estime qu’elle peut faire ce qu’elle veut. En réponse, nous devons renforcer la législation imposant la représentation des salariés dans les conseils d’entreprise. Mais nous devons aussi développer le secteur constitué de sociétés plus fondamentalement démocratiques, comme les coopératives, les mutuelles et les sociétés rachetées par leur personnel. On y observe généralement des différences de revenus beaucoup plus ténues, ainsi qu’une meilleure productivité.
Il est impossible, écrivez-vous, d’imaginer une solution aux problèmes sociaux et sanitaires que vous évoquez sans se préoccuper d’une approche écologique. Pourquoi ?
Parce qu’en l’absence de vraies relations sociales, consommer devient le seul moyen de maintenir et de signaler l’estime de soi à l’autre. Dans les sociétés les plus inégalitaires, les gens s’endettent davantage parce que l’argent s’assimile à une preuve d’existence. Or une consommation effrénée est incompatible avec le développement durable. Pour garantir celui-ci, il faut que nous améliorions de façon spectaculaire la qualité sociale de nos vies.
Vous plaidez entre autres pour que les employés deviennent propriétaires de leur entreprise et pour renforcer le contrôle démocratique interne dans les sociétés. Ne risquez-vous pas d’être accusé de parti pris idéologique ?
Dans la plupart des pays, les inégalités de revenus étaient élevées au cours des premières et des dernières décennies du XXe siècle, mais elles avaient diminué entre les années 1930 et les années 1970. Ces périodes correspondent exactement aux moments de force et de faiblesse du mouvement ouvrier et des politiques sociales de nos sociétés. Nous renouons aujourd’hui avec des niveaux d’inégalités sans précédent depuis les années 1920 et des multinationales non démocratiques cernent les gouvernements élus. Ces entreprises sont structurées pour concentrer la richesse et le pouvoir dans les mains d’une infime minorité. Si nous voulons rendre nos sociétés plus fondamentalement égalitaires, nous devons changer ces structures. Les entreprises sont plus efficaces si elles sont plus démocratiques et intègrent dans les conseils d’administration non seulement des représentants des salariés, mais aussi des consommateurs et de la communauté locale.
Votre livre a été publié en 2010. Avez-vous le sentiment que les mentalités changent, même lentement, depuis lors ?
Le thème des sociétés égalitaires attire aujourd’hui davantage l’attention des médias, de l’opinion publique et des responsables politiques que par le passé. Les ministres des Finances européens se sont enfin attaqués au problème de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux. Il y a un mouvement grandissant pour amener les employeurs à payer un salaire minimum vital plutôt que le minimum légal à leur personnel. Mais il reste du pain sur la planche avant que les gouvernements prennent vraiment le taureau par les cornes.
(1) Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, par Richard Wilkinson et Kate Pickett, Les Petits Matins – Etopia – Institut Veblen pour les réformes économiques.
Entretien : Laurence van Ruymbeke
» Dans les sociétés inégalitaires, les gens s’endettent davantage parce que l’argent s’assimile à une preuve d’existence »