Le beau nazi d’Arletty

La publication, dans un livre événement, des lettres de l’actrice à son amant allemand, sous l’Occupation, braque les feux sur une passion interdite. Son plus mauvais rôle fut sa plus grande histoire d’amour. Récit.

Finalement, de toute cette histoire, on ne connaît qu’une célèbre formule, attribuée à la gouaille provocante d’Arletty :  » Mon c£ur est français, mais mon cul est international !  » Une  » réplique  » – peut-être apocryphe, d’ailleurs… – qui semble résumer à elle seule le parfum de soufre planant, depuis soixante ans, sur la relation que la comédienne entretint avec un bel officier allemand sous l’Occupation. L’inconscient collectif imaginait de troubles réceptions sur fond de croix gammées et une rumeur tenace prétendait même qu’Arletty avait été tondue à la Libération…

La réalité fut assez différente. Le Vif/L’Express peut aujourd’hui éclairer d’un jour nouveau la plus sulfureuse liaison de l’Occupation, en révélant en avant-première le contenu de la correspondance inédite de la  » môme de Courbevoie  » avec son officier de la Luftwaffe. Publiée la semaine prochaine par les éditions Textuel, elle nous fait découvrir une fiévreuse passion amoureuse qui – surprise ! – a continué bien après la guerre.

Un mot, d’abord, sur le parcours tortueux de ces lettres : restituées à Arletty, non sans élégance, par la propre épouse de l’amant allemand au début des années 1960, elles ont mystérieusement atterri, après la mort de la comédienne, chez un marchand d’autographes de Genève, où une célèbre collectionneuse suisse, Anne-Marie Springer, les a achetées. C’est cette dernière qui a décidé de les rendre publiques aujourd’hui, sous forme de fac-similé, dans un magnifique volume intitulé Amoureuse et rebelle (Textuel), où l’on trouvera également deux correspondances poignantes d’Edith Piaf et d’Albertine Sarrazin.

Comme dans un roman galant du xviiie siècle, l’idylle se noue dans une loge de théâtre. Le 25 mars 1941, salle du Conservatoire, à Paris, Josée de Chambrun, fille de Pierre Laval, présente à son amie Arletty un officier allemand : il s’appelle Hans Jürgen Soehring, il est assesseur au conseil de guerre de la Luftwaffe à Paris.  » Ce jeune homme singulièrement beau et d’une parfaite indifférence devait bouleverser ma vie « , dira celle que la France entière adulait pour ses piquantes prestations dans Hôtel du Nord ou Fric-Frac.

Arletty a 42 ans ; Soehring, dix de moins. Né à Constantinople en 1908, ayant tenté sans succès de faire fortune en Argentine avant de devenir magistrat en Allemagne, lecteur fervent des poètes romantiques, s’exprimant dans un français parfait, mâchoire volontaire, regard métallique, l’Allemand dégage une impression d’autorité et de douceur. Signe particulier : il a les oreilles en pointe. Arletty le surnomme d’emblée  » Faune « . Toutes les lettres qu’elle lui écrira commenceront par ce mot magique, jeté dans la fièvre de son ample écriture bleu turquoise :  » Faune « . Elle, elle signera  » Biche « .

Quelques semaines plus tard, la biche et le faune se donnent rendez-vous près de Paris, au château de Grosbois, siège de la Luftwaffe, où l’on tourne Madame Sans-Gêne.  » Service, service, la cantinière était à l’heure, en costume d’amazone, badine en main. Et c’est ainsi que tout commença… Voilà tous mes forfaits !  » écrira drôlement Arletty dans son livre de souvenirs, La Défense (Ramsay), au détour de l’un des très rares passages où il est question de  » Hans S. « . Leur passion est immédiate, totale, ravageuse. Dès qu’ils le peuvent, ils se retrouvent dans le luxueux appartement que loue la comédienne au 13, quai de Conti, à deux pas de l’Académie. A l’heure où la France vit au rythme des tickets de rationnement et des exécutions d’otages, on dîne de homards et d’huîtres de Marennes, on boit du champagne, fenêtres ouvertes sur la Seine. Puis le Faune s’installe au piano à queue pour une improvisation. Colette, Guitry, Valéry passent de temps en temps. On voit le couple aux premières à l’Opéra, on les aperçoit lors d’une escapade amoureuse à Megève. Ils ne se cachent pas.  » J’étais soehringuisée au maximum !  » résumera Arletty à son biographe et confident, Denis Demonpion.

A ce stade, évidemment, une question que l’on ne peut esquiver : Hans Jürgen Soehring était-il nazi ? Membre du Parti national-socialiste avant guerre, il fut un magistrat allemand loyal sans être fanatique, avant d’intégrer l’aviation. Certes, sous l’Occupation, il est un des hommes de confiance de Göring à Paris – une photo montre les deux hommes montant dans une immense Mercedes… Arletty sera d’ailleurs présentée au maréchal du Reich lors d’une réception. Mais il semble que sa liaison affichée avec la Garance des Enfants du paradis ait quelque peu nui à la carrière de Soehring. En 1943, il est envoyé se battre dans le ciel d’Italie, du côté de Monte Cassino. Après la guerre, il ne sera pas inquiété et sera même nommé consul de RFA en Angola, en 1954. Alors, nazi, ce Soehring, à la fois lecteur de Goethe et ami de Göring ?  » Il savait nager « , éludera énigmatiquement Arletty…

A la Libération, la comédienne, elle, va couler. Elle symbolise à elle seule cette  » collaboration horizontale  » honnie des Français, même si elle n’a pas tourné de films compromettants avec la Continental, la société contrôlée par les Allemands. En juillet 1944, pourtant, Soehring l’avait conjurée de fuir avec lui. Elle refuse. Affolée, le 23 août, Arletty entame une errance à vélo dans la nuit parisienne, avec la hantise d’être reconnue par des libérateurs à la détente facile. Elle atterrit chez des amis, à Montmartre, puis se cache chez une comtesse à Choisy-le-Roi et, enfin, à l’hôtel Lancaster, à deux pas des Champs-Elysées. Le 20 octobre 1944, deux messieurs viennent l’arrêter. Ce qui nous vaut un nouveau bon mot de la  » môme de Courbevoie « . A l’un des policiers qui l’interroge :  » Alors, comment ça va ? « , elle répond :  » Pas très résistante… « 

Interrogatoires, onze nuits dans un cachot de la Conciergerie, puis transfert au camp d’internement de Drancy. Contrairement à la légende, Arletty ne sera jamais tondue. Elle est libérée quelques semaines plus tard et assignée à résidence au château de la Houssaye, en Seine-et-Marne. Avec interdiction de tourner. Finalement, le 6 novembre 1946, le Comité national d’épuration la condamne à un  » blâme « , peine assez bénigne. Parmi les griefs qui lui sont reprochés :  » A connu officier allemand en 1941. Liaison amoureuse avec ce dernier. « 

Les juges ne croient pas si bien dire. Ils l’ignorent, bien entendu, mais, en cet après-guerre, l’idylle avec l' » officier allemand  » se poursuit secrètement. Les lettres passionnées exhumées aujourd’hui le prouvent. Le 18 mars 1946 :  » Ma vie, mon âme t’appartiennent.  » Le 18 septembre :  » Je désespère. Sauve-moi.  » Le 9 novembre :  » je t’aime si fort…  » Mais les circonstances historiques séparent les deux amants : Arletty est assignée à résidence et Soehring vit à Marquartstein, près de Munich, dans la zone d’occupation américaine. Pour le rejoindre, la comédienne, qui a pris ses quartiers dans la chambre 312 du Plaza Athénée grâce à la générosité du propriétaire, un ami, a besoin d’une autorisation administrative qui ne vient jamais. Alors,  » Biche  » envoie des Lucky Strike en Bavière et  » Faune « , en indécrottable romantique, lui retourne des orchidées de montagne. Mais Arletty se sent si seule !  » Après avoir été la femme la plus invitée de Paris, je suis la femme la plus évitée « , grince-t-elle.

Sitôt son horizon judiciaire éclairci, elle saute dans un train gare de l’Est et rejoint son amant en Bavière. Ils passent Noël 1946 ensemble. Soehring la demande en mariage. Refus, la comédienne plaçant toujours son indépendance au-dessus de tout. Six mois plus tard, la pestiférée du cinéma français se retrouve de nouveau face à une caméra, celle de Carné, pour La Fleur de l’âge.  » Aujourd’hui, premier maquillage depuis le 31 mars 1944 « , écrit-elle, émue, à Soehring. Le tournage emmène l’équipe à Belle-Ile. Arletty rêve d’y jouer les Robinson avec son amant allemand.  » J’ai acheté pour toi, aujourd’hui, avant de quitter cette île, une petite maison bretonne « , lui révèle-t-elle le 26 juillet 1947.

Las ! le Faune n’y mettra jamais les pieds. Les deux amants se retrouveront bien, en 1949, à Paris. Mais l’intuitive Arletty sent qu’une autre femme est entrée dans la vie de l’Allemand. Leur passion s’éteint doucement. Certes, lorsque Soehring est nommé consul à Luanda, c’est Arletty qui va récupérer ses chaussures chez un bottier parisien, pour les lui envoyer en Afrique. Les lettres se font plus rares, pourtant.

Entre-temps, l’ancien officier de la Luftwaffe a été nommé ambassadeur de RFA à Léopoldville (Congo), où, au passage, il se lie d’amitié avec Claude Imbert, futur fondateur du Point. Le 9 octobre 1960, il part se baigner dans le fleuve Congo, avec son fils de 12 ans. Soudain, il est emporté par le courant et disparaît dans les eaux limoneuses. Ne surnage que son chapeau de paille. Son corps ne sera jamais retrouvé. Fin romanesque. Arletty est sonnée. Elle lui survivra trois décennies, s’éteignant en 1992, aveugle, à 94 ans.  » Soehringuisée  » à tout jamais. Après le Faune, cette femme au tempérament de braise n’a plus eu le moindre amant. Ni français ni international. l

Jérôme Dupuis Amoureuse et rebelle. Histoires d’amour et lettres inédites de Arletty, Edith Piaf, A

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